Présentation d’ouvrage par Jacques Chantereau

 

camilla toulmin couverture livre1Cultiver, migrer, investir 

 de Camilla Toulmin

 

IRD éditions
Collection Mondes inégaux

 

octobre 2024, 360 p.
PDF gratuit

 

L’ouvrage Cultiver, migrer, investir – la vie d’un village sahélien de Camilla Toulmin est un livre passionnant et fort instructif. Il rend compte de la vie du village d’origine bambara de Dlonguébougou (Mali) qui se situe sur la rive gauche du Niger à une cinquantaine de kilomètres au nord de Ségou. Avec l’aide d’assistants, l’auteur, qui est socio-économiste, étudie avec beaucoup d’empathie cette communauté où, depuis 1980, elle a eu l’occasion de faire de longs séjours.  A travers le compte rendu de la vie du village durant plus de 40 ans, ce sont différentes évolutions historiques, climatiques, agricoles, sociales, considérées à différentes échelles : individuelle, familiale, villageoise, régionale et sahélienne qui sont traitées et analysées. Une première découverte est celle de la grande connaissance qu’ont les habitants de la généalogie de leur famille ainsi que de l’histoire du village qui a été traversé par Mungo Park, le 19 juillet 1796. Cet attachement au passé structure aujourd’hui les relations sociales et hiérarchiques des habitants entre eux et avec les habitants des villages voisins. Nous y apprenons aussi comment, avec la construction d’une mosquée en 1998, les pratiques culturelles fétichistes ont apparemment pratiquement disparu. C’est dans ce cadre que le village est confronté à trois grands défis :

  • Le premier est celui de la démographie. En près de 40 ans, la population du village a été multipliée par trois.
  • Le deuxième est celui des aménagements hydro-agricoles avec les périmètres voisins de l’office du Niger et surtout l’attribution, en 2009, de 20 000 ha à un opérateur chinois pour la culture irriguée de la canne à sucre. Cette implantation a eu un impact négatif pour le village avec l’installation de déplacés sur leur terre. La ressource foncière du village, qui paraissait inépuisable en 1980, ne l’est plus aujourd’hui avec l’accroissement naturel et forcé des agriculteurs. Par ailleurs, une autre conséquence du périmètre sucrier chinois est l’établissement d’une très forte pression aviaire qui affecte considérablement les rendements des cultures de mil du village.
  • Le troisième défi est le djihadisme. Le village, qui fit de la résistance, fut soumis à un blocus de juin à septembre 2021 par un groupe armé affilié à Al-Qaïda. Ce siège empêcha toute culture durant la saison des pluies, causa des morts et le vol de 85 % de leur bétail. Le village fit finalement allégeance en passant avec les islamistes des accords qui révèlent, en plus de l’imposition de contraintes religieuses, la prise en compte de préoccupations d’éleveurs peuls.

L’antagonisme agriculteur–éleveur est sous-jacent à l’insécurité de la région.

Le climat ne paraît pas relever d’un défi particulier. Il a toujours été vécu comme un aléa soumis à la volonté de Dieu. Le spectre des sécheresses des années 70 et 80 s’est éloigné. Le niveau des pluies de l’hivernage s’est relevé avec cependant une hausse de l’intensité et de la violence des précipitations.

Malgré ces difficultés, la situation économique du village s’est améliorée en 40 ans. L’étude de Camilla Toulmin est riche en données chiffrées. Elle fait valoir notamment un accroissement de l’équipement agricole et du nombre des animaux domestiques. Elle estime finalement que la valeur des biens détenus par personne a plus que doublé de 1980 à 2016 en passant de 96 000 francs CFA à 207 000 francs CFA.

A la lecture de l’ouvrage, nous pouvons identifier trois grandes explications à ce progrès :

  • La première est celle de l’évolution des systèmes de production et d’élevage. La culture attelée s’est répandue avec cependant un recours de plus en plus limité aux Peuls pour les questions de gardiennage des animaux et fumure naturelle des parcelles. Le mil reste la culture majeure mais l’augmentation de sa production est due à un accroissement des surfaces cultivées plutôt qu’à une élévation des rendements. Le sésame est devenu la 2e culture villageoise. Il n’est pas consommé sur place mais génère de bons revenus en étant vendu à des négociants. Le niébé en culture associée garde sa place. Le maïs, le fonio et le maraîchage sont marginaux. L’arachide et le sorgho paraissent avoir disparu. Il reste que la baisse de la fertilité des sols s’accentue. Les temps de mise en jachère des parcelles se réduisent et l’usage de la fumure minérale est très limité.
  • La deuxième est celle du maintien de structures familiales solides. Le village est composé de groupements d’apparentés issus chacun d’ancêtres différents (le gwa). Leur taille varie de celle d’ensemble de plusieurs dizaines de personnes à celle d’un couple avec ses enfants. Les gwa peuvent croître avec les mariages et les naissances mais peuvent aussi éclater avec le décès d’un chef de groupement, les brouilles familiales ou l’exclusion de membres. Dans le livre, la taille des gwa est un important facteur de développement social. C’est un cadre de solidarité et de mobilisation collective au service de ses membres. Dans l’ensemble, les gwa se sont maintenus dans le village et souvent renforcés comme celui du chef de village passé de 56 personnes en 1980 à 185 en 2016.
  • Le dernier facteur explicatif est celui de l’émigration qui assure d’importants revenus au village. L’ouvrage apporte beaucoup d’informations à ce sujet en en faisant découvrir les différents aspects. Le plus souvent l’émigration est saisonnière et intervient durant la saison sèche. De nombreux jeunes hommes partent avec l’autorisation du chef de famille en ville (Ségou, Bamako) ou en Côte d’Ivoire. Les migrants peuvent travailler au forage de puits, l’extraction d’or et de diamants, au battage du tissu. Contrainte par la nécessité d’avoir des biens à leur mariage ou de constituer une dot à leur fille, l’émigration saisonnière des femmes n’est pas moins importante. Elles partent souvent travailler en ville comme domestiques, ou ouvrières agricoles dans la transformation des récoltes. La plupart des migrants reviennent pour les travaux des champs durant la saison des pluies. Néanmoins, en 2016, 23 hommes avaient définitivement quitté le village, contre 11 en 1997 et 6 en 1980. Parmi ceux qui sont récemment partis, deux sont aujourd’hui en Europe, l’un en Espagne et l’autre en France.

Si le village de Dlonguébougou a fait preuve ces 40 dernières années de capacité d’adaptation et de résilience, l’avenir est plein d’incertitudes. Il ne semble devoir compter que sur lui-même et ses habitants qui n’ont, à ce jour, que peu bénéficié de la politique de développement du Mali et qui ne connaissent pas d’encadrement de services agricoles. Depuis 2021, la soumission aux djihadistes a amené les villageois à renoncer aux services éducatifs et sanitaires de l’Etat. Continueront-ils à faire face aux défis auxquels ils sont confrontés alors celui de l’entretien de la fertilité de leur terroir se surajoute aux autres ? Pour y parvenir l’esprit collectif du gwa se maintiendra-t-il ? Une plus grande connaissance du mode de vie urbaine et occidentale, l’arrivée de la téléphonie mobile au village, la possibilité de s’équiper en cellules photovoltaïques modifient les relations sociales. Alors que dans le passé, les revenus des émigrés permettaient d’investir dans des équipements agricoles ou le capital animal, les revenus sont maintenant principalement consacrés à des achats personnels : motos, panneaux solaires, téléphones portables, habits. Un processus individuel d’accumulation et de consommation se met en place quand corrélativement il y a un relâchement du contrôle social exercé par les chefs de famille.

En conclusion, Camilla Toulmin voit, malgré tout, dans le développement de la région de Ségou porté par l’économie numérique, un possible atout pour le village en termes de renforcement des relations familiales, d’accès à l’information, aux services financiers, à l’éducation et à la santé médicale pour des suivis médicaux à distance. Elle y voit aussi la possibilité de connecter les panneaux solaires des particuliers pour gérer des micro-réseaux d’alimentation d’appareils d’intérêt collectif. Elle compte aussi sur une approche soutenue par une loi foncière prenant mieux en compte les droits coutumiers pour mettre en place des processus décentralisés et participatifs de reverdissement des terres. Tout reste cependant soumis à la résolution, bien hypothétique actuellement, des conflits et de la diminution de l‘insécurité au Mali.


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