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Décrocher la palme

par Jacques Meunier

Nous allons suivre ici les aventures de Jacques à la recherche des Elaeis guineensis à travers le Monde. Depuis l’Afrique jusqu’à l’Amérique du Sud et aussi l’Asie il a cherché à « décrocher la palme » malgré toutes les péripéties liées au travail de terrain.

Première partie : en Afrique

Prologue

Putain, qu’est-ce que je fous ici ? Je pourrais être tranquillement assis à la terrasse d’un bistrot des Champs-Elysées en train de déguster une bière en regardant passer les filles. Et je suis là tremblant de froid et de fièvre, recroquevillé sur la banquette de ma bâchée, en attendant de trouver le sommeil ou du secours. Peu de chances ! Il ne cesse de pleuvoir depuis trois jours et je suis planté sur la piste à mi-pente d’un petit pont que le dernier « grader » (engin pour niveler et recharger les pistes) a savonnée. J’ai lutté la moitié de la nuit pour essayer de me sortir de ce bourbier. Je suis trempé et tout ce que j’ai réussi, c’est de faire glisser ma voiture vers le fossé. Il n’y a plus qu’à attendre… c’est la crise de palu qui est arrivée, je n’ai plus de quinine, je pleure de rage dans le noir. Rideau.

Cela fait presque deux ans que je parcours la Côte d’Ivoire à la recherche de palmiers. Pas n’importe quel palmier : le palmier à huile, l’Elaeis guineensis, celui dont l’huile est consommée ou transformée en lessives ou en savons. Mon expédition a commencé en 1967 quand la mode était aux ressources génétiques. Le grand programme d’amélioration génétique pour lequel j’avais été recruté manquait de gènes. Les pionniers de ce travail n’avaient ni les connaissances théoriques ni les moyens nécessaires pour explorer la forêt encore vierge souvent inaccessible et parfois dangereuse. Ils avaient fait ce qu’ils avaient pu, avec quelques arbres trouvés localement. Un travail remarquable, mais presque un siècle après, il devenait évident qu’il fallait chercher du sang neuf pour progresser : c’est ce qu’on m’avait proposé.

Le projet m’enthousiasmait. Dix mois avaient été nécessaires pour organiser l’exploration. Il fallait d’abord obtenir les autorisations administratives pour circuler, avertir les sous-préfectures et les villages de mon arrivée et de ma mission, consulter les archives pour dessiner un plan de route, préparer le matériel de récolte et d’analyses, mettre au point des méthodes adaptées à la brousse. On m’avait fourni un véhicule, la fameuse 403 bâchée que j’avais aménagée pour le tout-terrain, après avoir refusé la légendaire « Land » trop inconfortable à mon goût.

Le plateau avait été équipé de bancs de bois de chaque côté et un ouvrier du garage avait peint sur la ridelle arrière « TANSPORT DU PERSONNEL » en grosses lettres blanches. Le « R » oublié par le peintre me vaudra un sérieux palabre avec un policier zélé qui, en pleine brousse, me soutiendra que je ne suis pas en règle. J’ai beau lui expliquer que je travaille pour le ministère de l’agriculture, lui montrer toutes mes autorisations, le menacer de faire appel au préfet, rien n’y fait. A court d’arguments, je finis par lancer : d’abord, je ne transporte personne.

Ce qui est vrai à ce moment. Désarçonné, il hésite dix secondes, regarde à nouveau sous la bâche et consent à lâcher : c’est bon, circulez !

J’avais recruté et formé cinq manœuvres d’ethnies différentes pour essayer de couvrir un minimum de diversité linguistique. Mon commis, Yacinthe, était Athié, et j’avais choisi le meilleur grimpeur de la station, Goneu Amara, un Yacouba. Petit et musclé comme un poids mouche, Goneu grimpait aux palmiers aussi vite que je marchais par terre. Il utilisait une ceinture de sa fabrication faite de rachis et de fibres de raphia qu’il vérifiait et consolidait tous les soirs, à l’abri des regards pour éviter les mauvais sorts. Goneu ne redoutait que les gris-gris et les mygales. En revanche, il avait comme les gens de sa tribu, un dédain total pour les mambas, cobras et autres serpents que moi, je craignais tant. Il y en avait partout ; on m’avait même fait la réputation de les attirer. De fait, c’étaient les rongeurs friands de fruits de palme qu’ils recherchaient. Alors, arrivé au niveau de la couronne du palmier, accroché à sa ceinture, à vingt mètres de haut, on entendait Goneu annoncer : « Patron, y’a le serpent ». Il allumait tranquillement une cigarette, soufflait doucement la fumée vers le reptile qui finissait par s’éloigner sur la palme. Il prenait alors son long ciseau qui pendait à sa ceinture et tapait un coup sec sur la palme pour faire tomber l’animal. Puis il redescendait à toute vitesse pour tuer le serpent étourdi par sa chute, devant nos regards inquiets et admiratifs.

Le jour du départ approchait. Avant de nous lancer pour de bon, j’avais décidé de faire un test dans une palmeraie proche de la station à côté d’Abobo.

La veille, nous avons entassé le matériel dans la 403 : sacs de jute pour la récolte et le transport des régimes, appareils de mesure de tous genres, balances (romaine, Roberval et de précision), topofils, cordes et ficelle, sachets plastique, haches, machettes, l’étuve à gaz et ses bouteilles, étiquettes métalliques pour marquer les arbre et cartonnées pour les échantillons, clous, marteaux, jumelles, boussole, lits Picot et moustiquaires, deux roues de rechange, jerricans… Une fois ce bric-à-brac soigneusement rangé, il ne restait pas beaucoup de place pour les cinq ouvriers obligés de se contorsionner pour trouver une assise à peu près confortable.

Quatre heures et demi, et le départ dans la nuit pour arriver sur notre lieu d’essai au lever du jour. Nous déchargeons le matériel de récolte et les outils de repérage et de mesure sur place. Je m’assieds sur une douzaine de sacs de jute jetés au sol et commence à expliquer notre plan de travail. Mes compagnons écoutent en silence dans la brume froide qui commence à se lever, hochant la tête chaque fois que je leur demande s’ils ont bien compris.

Soudain, plus de réponse ; ils me regardent fixement comme si je venais de leur révéler un mystère incompréhensible. Ils demeurent figés, manifestement sourds à mon discours. Alors je comprends : de sous les sacs, sort lentement un serpent vert, qui ondule entre mes jambes et se sauve sans se presser vers les taillis. Les hommes réagissent alors, battent les fourrés sans succès et reviennent vers moi ; ils viennent de vérifier ma réputation et s’apprêtent à partir au travail, partagés entre l’admiration et la crainte.

La palmeraie des Ebriés

C’est parti. J’ai choisi comme première zone de travail une palmeraie naturelle dense, à une quarantaine de kilomètres d’Abidjan, dans les environs de Dabou où je suis assuré de trouver un soutien logistique sûr. Un endroit facile, tout à fait adapté pour roder mon équipe et ajuster les éventuels détails techniques encore déficients. En trois semaines à un mois, je dois facilement trouver la centaine d’arbres qu’il me faut pour mes analyses.

Je pars donc avec mon commis et un interprète pour rencontrer le chef du village. J’ai pris soin d’emporter, sur les conseils de mon équipe, quelques présents : des machettes, des cartouches, du sel, de la quinine, des foulards, et surtout du gin pour entamer la palabre dans les meilleures conditions. Après une petite heure de piste, nous arrivons au village d’Atinguié. A la discussion qui s’engage entre mon interprète et les villageois accourus, je sens que ça ne va peut-être pas être aussi simple que je me l’imaginais.

Qu’est-ce qui se passe ?

Patron, le chef, il a voyagé

Ah ! Et il revient quand ?

Tout de suite

Bon, alors on peut l’attendre

Oui, mais il va durer un peu

Combien ? Une heure, deux heures ?

Ça, on peut pas dire...

Je suis pris à contre-pied, je ne sais trop quoi faire et je décide d’attendre. Il fait très chaud et personne n’a eu la bonne idée de m’inviter à l’ombre d’une case ou d’un hapatam. Je n’ose pas déambuler de peur de commettre un impair. De fait, en l’absence du chef, je n’existe pas, en dehors des quelques gamins qui m’épient à l’abri de leurs papaux (couvertures en palmes tressées). Au bout d’une heure qui me paraît une éternité, je décide de partir. Je fais passer le message à quelques villageois de prévenir le chef que je serai de retour le lendemain vers 7 heures.

Le lendemain, nous nous présentons à l’entrée du village à l’heure dite. Une délégation nous attend, apparemment avertie par un invisible messager. Le chef enveloppé dans un pagne marron, aux motifs bariolés, porte une coiffe du même ton ornée de chaque côté d’un petit masque en or. Droit et légèrement appuyé sur sa canne sculptée, il est entouré par cinq notables en boubou et chapeau.

- Le chef te salue et te demande la nouvelle

- Dis-lui que je le remercie, que je le salue ainsi que les notables, que je vais bien et que je lui demande la nouvelle

- Il dit qu’il va bien mais que la vie est dure, que son enfant il est malade, que la saison des pluies s’est arrêtée trop tôt et que maintenant les oiseaux ils bouffent les récoltes

- Dis-lui que ça va s’arranger et que pour son enfant, je peux l’emmener à la ville dans ma voiture pour voir un docteur…

Après une série d’échanges de ce genre, desquels il ressort que le village est frappé par la malédiction, il me demande l’objet de ma visite. Je demande à Yacinthe de me sortir une bouteille de gin que je tends au chef. Son visage s’éclaire d’un sourire que j’accepte comme remerciement. Il nous invite alors à entrer dans sa concession et à nous asseoir sur des petits tabourets sculptés sous un toit de papaux. Une femme apparaît, portant des verres, et nous sert cérémonieusement. Le chef lève son verre à ma santé et me souhaite la bonne arrivée. Il est à peine neuf heures et le verre avalé cul sec me barbouille le Nescafé déjà loin. A la reprise du cérémonial, je comprends que c’est à mon tour de porter un toast à la santé du chef.

Le palabre sérieux peut commencer. Qu’est-ce que je viens faire, et pourquoi et comment, combien de temps je vais rester… J’essaie de répondre, par interprète interposé, à toutes les questions. Chacun intervient, demandant de nouvelles précisions ou reposant les mêmes questions. Vers midi, je sens à l’atmosphère détendue que mes affaires sont en bonne voie. Finalement, après un long silence, le chef me déclare que lui et ses conseillers sont heureux que j’aie choisi leur village pour travailler et qu’ils sont d’accord pour que j’étudie les palmiers. Ouf ! Je lui serre les mains avec reconnaissance. Puis avec un sourire bienveillant, il ajoute simplement qu’il va consulter l’assemblée des sénateurs, qu’il m’invite à rencontrer le lendemain, même heure.

Le lendemain, même topo avec ceux d’hier plus une dizaine d’hommes. Je commence à avoir des doutes sur ma réserve de gin, mais je dois reconnaître que la discussion s’en trouve plus animée, décontractée. Les échanges fusent et je ne reçois presque plus de questions. Je sens que j’ai réussi mon examen de passage. Ce que me confirme le chef qui m’invite alors à revenir le lendemain pour consulter le conseil des femmes.

Finalement, j’ai l’accord pour commencer à travailler. Je n’ai appris que quelques jours après que j’avais échappé au conseil des enfants. Peut-être qu’ils ont senti que j’allais changer de village. L’interprète m’a détrompé goguenard… les enfants, y s’en foutent des palmiers.

Le jour suivant, nous partons à cinq heures et demie pour arriver au soleil levant sur les lieux de notre première vraie prospection. J’ai eu le temps de visiter quelques champs et je sais où commencer. L’air est encore frais, la brousse est calme, à peine effleurée par un glissement de pique-bœuf qui se pose frigorifié pour étendre ses plumes au soleil. Une légère vapeur commence à monter du haut des arbres. Le déballage commence : la ceinture, les machettes, les carnets, les sacs de jute, les étiquettes métalliques pour marquer les arbres, le marteau, les pointes, les mètres, les sachets plastiques, la boussole, le topofil, les jumelles… Goneu part en tête. A partir de maintenant, c’est lui le guide et je le suis, les autres derrière à la queue leu leu. La brousse est propre, facile à pénétrer. Vers neuf heures, Goneu s’arrête, inspecte l’arbre et le sol. Il ramasse deux fruits qu’il me tend. Je lui fais signe que oui.

Alors peut commencer la procédure qui va se répéter deux milliers de fois dans les mois à venir. Dégagement et nettoyage du pied de l’arbre, puis Goneu retire son gilet, accroche sa machette et son ciseau à la taille et noue soigneusement sa ceinture de grimpeur qu’il teste à plusieurs reprises. Et c’est parti ! Ce premier spécimen est relativement propre, dégagé des buissons et des arbres qui l’entourent. En dix minutes, il atteint la couronne. Plus tard, dans la brousse profonde, il lui faudra souvent plus d’une heure. Mesure de la hauteur sous la couronne, coupe du régime qui chute lourdement au sol, choix et coupe d’une palme, ramassage des fruits détachés, mesure du rachis, du pétiole et des folioles, marquage de l’arbre…

L’équipe est rôdée, ils savent exactement ce qu’ils ont à faire. Après cette vérification, je les laisse pour aller visiter les environs et choisir le prochain site de prélèvement en leur donnant rendez-vous vers midi. A mon retour, je tombe sur mes hommes au milieu d’une foule vociférante. Je m’approche et les cris s’arrêtent.

- Qu’est-ce qui se passe ?

- Patron, le propriétaire, il dit qu’il est pas d’accord

- Attend, mais hier il nous a dit qu’il était d’accord 

- Le propriétaire du terrain oui, mais pas celui de l’arbre

- Parce-que ce n’est pas le même ? Il est où ?

Un homme s’approche…

- C’est toi le propriétaire de l’arbre

- Oui

- Le chef t’a pas expliqué ce que je venais faire ?

- Si, mais il m’a pas dit que tu prendrais mon arbre

- Oui évidemment… mais tu n’es pas d’accord pour que je prenne ton régime ? Je donne cent francs par régime et de toute façon, quand j’ai fini l’analyse je te rapporte les fruits demain

- Oui je veux bien, mais le régime, il est pas à moi

- ?? Qu’est-ce-que c’est cette histoire ?

On m’explique que le propriétaire de l’arbre n’est pas celui du régime. Un deuxième homme s’approche. Je renouvelle mon baratin et ce dernier finit par accepter. Je m’apprête à repartir, un peu énervé par ces pertes de temps. Un seul régime récolté alors que j’avais fixé la tâche à six ! A ce moment, un groupe de cinq à six femmes m’entourent en piaillant.

- Patron, les fruits détachés, ils sont aux femmes

- Bon, ça commence à bien faire. Je donne cent francs par régime et les fruits. Qu’ils se débrouillent entre eux.

Au bout d’un mois, j’avais fini et j’étais devenu très ami avec le village. Ma réserve de gin avait sérieusement baissé et j’avais compris qu’il me faudrait programmer huit jours de plus pour chaque tribu où j’irais. Mais j’avais appris beaucoup de choses. On m’avait fait participer à certaines fêtes et cérémonies et, vers les derniers jours, même le chef me consultait pour certaines questions. La veille de notre départ, je suis allé faire mes adieux au village. Le chef m’attendait avec ses administrés et m’a convié sous son hapatam (petite case rudimentaire, ouverte sur le devant, faite de bambous et de palmes et servant de lieu de réunion et de discussion).

J’ai compris à son air embarrassé que quelque chose le tracassait.

- Mon village et moi, on vous aime bien et on vous demande de pas partir,

- C’est très gentil mais, chef, vous savez que je dois continuer mon travail dans d’autres villages, mais je vous promets que je passerai vous saluer de temps en temps.

Son embarras semble augmenter.

- C’est que… voilà : dans notre village y a plus de grimpeur et Goneu, il est très bon. S’il veut rester, on lui a trouvé une femme.

- Attends, d’abord Goneu il a déjà une femme et des enfants dans son village et moi, j’en ai besoin pour le travail. Tu en as parlé à Goneu ?

- Non mais si toi tu restes, il restera aussi. Et… on te trouvera une femme aussi.

J’ai offert une tournée générale de gin et nous sommes partis.

Chez les forestiers

Notre étape suivante se situe à Yocoboué, à une vingtaine de kilomètres après le bac sur le fleuve Bandama. C’est un village Dida, une tribu pacifique et agréable où les femmes ne portent pas leur fardeau sur la tête, comme ailleurs, mais dans une hotte dont la lanière repose sur le front. Endroit facile et sans histoire, d’autant plus que je bénéficie de l’appui logistique d’une plantation industrielle et de ses facilités. Le directeur, un hollandais jovial et riant sans arrêt, m’a offert sa chambre de passage et je partage ses repas. Il est catastrophé, car il vient de planter un nouveau bloc de cinq cents hectares et m’explique, avec de grands rires, que les éléphants lui en ont arraché trois cents dans la nuit.

- Tu vois, les éléphants, ils aiment bien le cœur de palmier, ah-ah-ah, et ils sont très joueurs aussi, ah-ah-ah, alors, après avoir mangé les premiers, ils arrachent les suivants, arbre par arbre, ligne par ligne, ah-ah-ah, pour s’amuser. Tu connais pas un système pour éloigner les éléphants ?

Les éléphants, ce n’est certainement pas en leur lançant des cailloux qu’on peut les éloigner ! Je reviens de ma tournée de visite pour récupérer l’équipe. Je la trouve au bord de la route. Ils sont assis, personne ne parle. En m’approchant, je vois leur teint pâle ; ils sont gris et la sueur coule sur leur visage.

- Qu’est-ce qu’il y a ?

- Patron, on s’est fait dribbler par les éléphants

- Comment ça ?

- Ils nous ont couru après

- Raconte

- On avançait dans la forêt, quand on a entendu des bruits de branche cassée. On a regardé et il y avait trois éléphants qui mangeaient

- Et alors ?

- Ben, y bougeaient pas, alors on leur a jeté des pierres, pour voir, et y nous ont chargé

- Ils ne vous ont pas attrapés ? Ils sont où maintenant ?

- Ça, on sait pas, y sont partis

- Bon, ça vous apprendra. La prochaine fois laissez les éléphants tranquilles et évitez-les.

Après quelques temps dans la région de Lakota, nous sommes maintenant à Soubré, une zone de forêt dense où les conditions de vie et de travail sont beaucoup plus difficiles. Le sous-préfet met à notre disposition un ancien campement-hôtel désaffecté dont nous occupons les pièces encore à peu près habitables. Il s’excuse de ne pouvoir faire mieux pour nous et s’inquiète de notre ravitaillement. Je le remercie et lui affirme qu’on se débrouillera. Deux jours plus tard, certainement alerté par mes compagnons inquiets de me voir régulièrement sauter les repas pendant plusieurs jours, le sous-préfet m’envoie une camionnette. Il a eu la délicate attention d’aller faire chercher à Gagnoa, la préfecture à 125 kilomètres, un demi bœuf et deux sacs de pommes de terre.

C’est la fête. Le bœuf est découpé à la machette en gros quartiers que nous lavons dans le Sassandra tout proche. Les premières grillades résistent un peu à la dent qui crisse sous le sable récolté lors du lavage, mais, après huit jours, les steaks deviennent un vrai régal. Après trois semaines, la viande devient vraiment trop tendre et nous décidons de la jeter.

Le soir, à la tombée du jour, je longe le Sassandra jusqu’aux majestueuses chutes Naoua dont les eaux en cascade couvrent d’embruns le cadavre d’une chèvre, sacrifiée par les villageois pour apaiser les génies du fleuve.

Les villages sont rares et les palmiers aussi. Il nous faut parcourir de longues distances pour repérer quelques maigres peuplements exploitables et les populations sont beaucoup plus méfiantes. Les chantiers forestiers fournissent des voies de pénétration privilégiées. De plus, leurs ateliers et leurs engins me sont d’un grand secours pour réparer le véhicule et les équipements ou me sortir de situations délicates.

J’arrive sur un nouveau chantier. Le directeur, mince, une trentaine d’années, rasé de frais, short et chemise kaki impeccables, détonne dans cet univers de bout du monde au milieu de la forêt. Son visage régulier marque la préoccupation. Précis, sans autoritarisme excessif mais avec fermeté, ses instructions fusent vers les employés qui entrent et qui sortent sans arrêt. Son accueil est franc et bref, confirmant la tension d’un homme devant régler avec précision et efficacité la foule de problèmes liés au fonctionnement du chantier. Il se présente : Jean.

- J’ai un gros pépin. Un ouvrier est mort hier. Il était à l’arrière du D8 quand son régime de bananes est tombé. Il est descendu pour le ramasser. Juste à ce moment, le conducteur a passé la marche arrière et l’a écrasé. J’ai envoyé un message radio pour prévenir la gendarmerie ; ils devraient être là vers midi. Le mieux est que vous me suiviez.

Nous passons une bonne partie de la matinée à parcourir les différents chantiers en cours : l’abattage, le débardage, le chargement des grumiers. Tout ça tourne comme un ballet réglé dans le rugissement des scies, des caterpillars et des camions. De temps en temps le silence se fait et un chant s’élève, repris en chœur par une dizaine de voix graves, rythmé par les coups de hache. Un cri prolongé rompt le chant, tout le monde s’éloigne et un craquement terrible perce le silence. Alors, doucement, imperceptiblement, l’arbre immense frémit, hésite puis semble se jeter vers le sol à toute vitesse dans un fracas de branches cassées. L’impact fait trembler le sol sous nos pieds.

Régulièrement, Jean appelle le bureau. Vers une heure, on nous prévient que la gendarmerie vient d’arriver. Retour au bureau, présentations, rapide explication des faits et le tout-terrain des gendarmes nous suit vers le lieu de l’accident. Trois manœuvres attendent autour d’une bâche, perplexes. Hier, ils ont disposé la bâche sur le cadavre en attendant la police, et ce matin, le corps a disparu. C’est mauvais signe. Les gendarmes examinent minutieusement la bâche, le sol et les buissons environnants. C’est des panthères, diagnostique le capitaine ; on ne peut rien faire. Jean appelle le bureau, demande qu’on lui envoie une équipe pour rechercher le malheureux. J’ai un frisson. Je n’avais jamais réalisé qu’il y avait des panthères dans ces endroits où, la plupart du temps, nous passions la nuit sur nos lits picot en pleine foret. J’interroge Jean :

- Il y en a beaucoup des panthères ?

- Oui, pas mal dans ce coin

- Vous avez des accidents ?

- Non, on ne les voit jamais le jour. La nuit, on fait attention mais elles ne s’approchent jamais du campement sauf si il y a des chiens, ça les attire. On interdit les chiens sur le chantier.

Ce ne sont que plusieurs mois plus tard, en admirant au zoo les superbes monstres attrapés dans cette forêt même, que je réaliserai vraiment le danger.

Jean me propose d’aller déjeuner. Le Land cabriole sur la petite piste ombragée par les arbres. A l’entrée de la clairière, il klaxonne et se gare devant une case qui paraît immense. Une jeune femme nous attend sur le seuil. Surréaliste ! Mince et élancée, elle se tient droite, dans un tailleur Chanel et un chemisier blanc. Son maquillage parfait est rehaussé par un béret rouge artistement penché sur ses cheveux blonds coupés à mi-cou. L’idée me vient qu’elle vient de faire ses courses au drugstore Saint-Germain. Elle est belle, très belle. Avec un sourire accueillant, elle me souhaite la bienvenue et nous invite à entrer après avoir embrassé son mari qui me présente sa femme : Anne.

L’intérieur est conforme à ce que j’imaginais. A l’entrée, une vaste pièce bibliothèque-discothèque-bar, suivie d’une immense salle à manger décorée de statues et de tableaux avec des fourrures négligemment posées sur le sol et les sièges. Après la chambre luxueuse du couple, celles des invités s’arrangent en cercle autour d’un patio fleuri.

Il y a longtemps que je n’ai vu pareil luxe et un tel confort et Jean apprécie mon ébahissement. Rien ne colle dans ce milieu !

- Mais, comment êtes vous arrivés là ?

- J’étais architecte à Paris et Anne était décoratrice. Nos boulots nous plaisaient mais ça ne marchait pas très bien. On voulait changer d’air. J’ai cherché une ferme à acheter, puis j’ai trouvé une annonce pour recruter des forestiers ici. Je n’y connaissais rien mais Anne était emballée, alors je me suis présenté. Et voilà.

- D’accord, mais ça ne doit pas être marrant tous les jours. Paris ne vous manque pas un peu ? Ca fait combien de temps que vous n’êtes pas rentrés ?

- Un peu plus de deux ans. Non ça va, ça été un peu dur au départ quand nous étions sous la tente. Puis j’ai fait les plans de la case, nous l’avons construite, j’ai fait venir les sanitaires et les équipements de France. Ce qu’il y avait de mieux.

- Et vous Anne ?

- J’ai tellement de choses à faire ! Je lis, j’écoute de la musique, j’adore. Et j’aime tellement la forêt.

- Quand même ! Vous ne voyez pas grand monde…

- C’est vrai, mais ça ne me pèse pas, puis il y a des amis qui passent de temps en temps. Tenez, il y a des collègues forestiers qui doivent arriver ce soir. Evidemment, vous restez avec nous.

Chez les forestiers, l’hospitalité est sacrée. Pour ces gens qui restent le plus souvent trois ans isolés en pleine forêt, avec un « dégagement à la capitale » une fois par an, pas question de passer en vitesse. Bonjour, bonsoir, merci beaucoup pour le déjeuner. Non, pas question de refuser l’invitation.

Trois jours et trois nuits, nous reconstruisons le monde. Les amis forestiers, des vrais ceux-là, ont beaucoup baroudé et ne tarissent pas d’histoires et d’anecdotes toutes plus impressionnantes les unes que les autres.

L’autre nuit, on revenait de Soubré quand une panthère a traversé la piste devant nous. Juste derrière, il y en avait une deuxième qui n’a pas pu nous éviter. J’ai senti le choc et je me suis dit qu’elle allait crever. J’ai dit à Eric de s’arrêter, j’ai pris ma carabine et, à la lueur des phares, j’ai commencé à trier mes balles. Je n’avais pas vu qu’il y en avait une troisième prête à bondir. Sûrement deux mâles qui chassaient une femelle. Heureusement qu’Eric a vu ses yeux briller dans le noir et qu’il a eu la présence d’esprit de klaxonner sinon, je ne serais pas là. Du coup, on a laissé tomber.

Eric et ses deux copains sont tous chasseurs. Etienne essaye de m’expliquer les avantages de la 350 sans recul. Une tonne à l’impact ! Ça t’arrête un éléphant net. Je n’y comprends pas grand-chose. Je n’ai jamais tiré ne serait-ce qu’un lapin.

Si la conversation menace de se diluer, on met un nouveau disque, on prend le frais cinq minutes dehors sous le ciel étoilé. Les verres se remplissent : champagne, whisky, gin, café quelquefois, et ça repart.

- Tu te souviens de celui-là qui était resté cinq ans sans rentrer ? Il était plein de fric. Cinq ans de salaire sans rien dépenser ! A l’époque, on rentrait en bateau. Il y avait un pianiste ; ça l’emmerdait tellement qu’il a fini par acheter le piano et l’a balancé par-dessus bord !

- Et celui qui était arrivé à Bordeaux et qui voulait un train tout de suite pour monter à Paris. Comme il fallait attendre plus de deux heures, il a voulu en louer un. Comme ce n’était pas possible, il a loué tous les taxis de Bordeaux pour la journée, histoire de s’amuser. Celui-là, il avait bouffé tout son pognon au bout de deux mois. Il a demandé à écourter ses congés et il est reparti au Gabon.

J’apprendrai plus tard qu’Anne a été rapatriée pour dépression.

Sassandra

J’ai passé un agréable moment, mais il me faut continuer. Je n’ai plus rien à trouver dans ce coin ; je mets le cap sur Sassandra.

Sassandra, c’est le retour à la civilisation. Petite ville coloniale qui a bâti sa prospérité relative sur son port, le commerce de l’huile de palme et le bois. Il en reste une certaine splendeur et une petite colonie française employée au port, au collège et au lycée, quelques commerçants et le campement-hôtel. C’est un petit hôtel charmant, au bord de la plage, tenu par des français. A mon inscription, la patronne s’exclame :

- C’est marrant, j’ai un client qui porte le même nom que vous. Vous le connaissez ?

- Non, je ne crois pas.

- Je vous le présenterai à l’heure du pastis. Vers six heures tout le monde se retrouve ici pour la pétanque. Vous verrez.

Après une bonne douche et un peu de repos, je rejoins les habitués qui arrivent et discutent bruyamment.

Un petit groupe se moque d’un homme qui semble mal à l’aise. On m’explique qu’il est forestier, qu’il vient d’arriver de son chantier et qu’il vient d’avoir la peur de sa vie. A la sortie d’un virage, sur la piste, il s’est retrouvé au milieu d’un troupeau d’éléphants. Debout sur les freins et en dérapage, il a eu la chance de s’arrêter sans en toucher un. Les pachydermes, passablement énervés, ont commencé à flairer la voiture et à frapper la carrosserie. Lui s’est fait le plus petit possible dans son habitacle, priant pour que les bestiaux s’éloignent. Finalement, un gros éléphant a passé sa trompe et ses défenses sous le châssis et a renversé le Land Rover dans le bas côté, avant de s’éloigner avec sa troupe. Un grumier a fini par récupérer au bout d’une heure notre naufragé qui est encore très pâle et n’arrive pas à maîtriser un léger tremblement des mâchoires. Tout en rigolant, chacun essaie de lui faire passer sa peur et avance ses conseils qui vont d’un bon traitement aspirine avec quinine et la mise au lit, au double cognac suivi d’un bon repas. A voir les verres de whisky alignés sur le comptoir, il y a fort à parier qu’il va manquer la pétanque.

- Ah, venez, que je vous présente votre homonyme !

La patronne me présente un homme, à peu près de mon âge. Il m’offre un verre et nous attaquons les inévitables chevilles de la rencontre de deux êtres dépaysés ne sachant trop par quoi commencer : vous faites quoi, d’où venez-vous… Il construit des stations-service. Il nous suffit de quelques minutes pour découvrir que nos parents habitent à deux cents mètres de distance dans la même rue d’un petit village de la banlieue tourangelle. Nous n’avons pas fréquenté le même lycée, mais il est évident que nous avons dû nous croiser des centaines de fois sans nous remarquer. Nos souvenirs se croisent et se recroisent autour du thème : que le monde est petit… Je le retrouverai une douzaine d’années plus tard à Panama. Je suis à David, unique client du restaurant de mon petit hôtel et j’attends mon incontournable pollo con arroz. Un homme entre dont la démarche me rappelle quelque chose. Il hésite à l’entrée et son regard se faufile dans la pénombre jusqu’à moi, puis il m’aborde directement,

- Vous cherchez toujours des palmiers ?

- Oui, et vous, vous construisez toujours des stations service ?

- Oui…

Le monde est petit, c’est bien connu, mais pour des individus de notre espèce, il l’est encore un peu plus.

C’est l’heure de commencer la pétanque. On m’a présenté une dizaine de personnes et on forme les équipes. Je tombe avec un commerçant et un homme petit et bedonnant que l’on me présente comme professeur  au lycée. Il a un fort accent du midi qui fleurit ses plaisanteries incessantes dont il est le premier à rire. Un peu soûlant au départ, il s’avère un partenaire drôle et sympathique avec son crâne chauve, son short pendant et ses nu-pieds. En plus, il joue bien. La partie gagnée, il offre la tournée générale et les discussions partent dans tous les sens. J’apprends, entre autres, qu’il est proche de la retraite et qu’il a prévu de se retirer dans sa propriété du côté d’Agen.

Tout d’un coup, mon regard tombe sur une jeune femme que je n’avais pas remarquée jusque-là. Une créature de rêve, une Marilyn tropicale, vingt-cinq ans peut-être, short serré, corsage desserré. Décidemment, c’est Hollywood Boulevard, cette région ! Ses yeux turquoise m’attaquent :

- Bonsoir, vous êtes nouveau ? Bienvenue. Vous êtes dans le bois ?

- Bonsoir, pas du tout, je suis dans les palmiers.

- Ah bon… j’ai vu que vous avez gagné, félicitations !

- Oh, c’est surtout grâce au vieux, vous savez moi, la pétanque c’est pas mon fort.

Mon regard pointe mon partenaire qui, justement s’avance vers nous.

- Ah, mon ami, justement je voulais vous présenter ma femme. Je vois que vous avez fait connaissance.

Je balbutie quelques platitudes et finis par commander une tournée générale pour me sortir de ma gêne. Lui reprend ses discussions avec ses copains et nous continuons à papoter.

- Vous restez combien de temps ? On aura l’occasion de se revoir. De toute façon vous viendrez dîner à la maison…

bla-bla-bla, bla-bla-bla…

- Ah, au fait, je me baigne tous les jours à Monogaga ; la plage est superbe et il n’y a strictement personne. Si vous passez par là…

Nous avons une petite station expérimentale, en bord de mer à quelques kilomètres de Sassandra. Le directeur m’attend pour m’aider à organiser le travail dans cette région. J’ai mon idée sur les endroits à prospecter dans cette zone riche en palmeraies et, en attendant de visiter les lieux, je suggère de commencer sur la station même qui comprend deux parcelles de palmeraie spontanée aménagée. Cette idée déclenche le rire général de mon collègue et de ses assistants.

- Venez, je vous y emmène.

Dans la voiture, il m’explique que les chimpanzés se sont approprié ces parcelles et qu’ils en interdisent l’entrée. Après plusieurs tentatives et face à la peur des ouvriers, il a finalement décidé d’abandonner. Il arrête la voiture à deux cents mètres, et nous avançons vers les palmiers. A une trentaine de mètres, j’entends les palmes s’agiter violemment et il m’avertit de faire attention. Je m’arrête et bientôt une colonie, au moins une vingtaine de singes, se met à hurler, sautant dans les couronnes, brandissant les poings en découvrant leurs dents, menaçants. J’ai compris, je vais devoir changer mes plans.

Nous rentrons au bureau et passons la matinée à régler les différents aspects techniques de mon séjour : programme de prospection, logement des ouvriers, équipements… Il me prodigue également de nombreux conseils sur la région et ses habitants.

- Au fait, méfiez-vous de Mme … la femme du prof, elle a… enfin vous verrez.

De tout mon séjour, j’ai soigneusement évité la plage de Monogaga.

Les Amazones

L’extrême ouest de la Côte d’Ivoire est une région de forêt primaire pratiquement inhabitée et difficile à pénétrer. Il n’y a pas de route pour aller à Tabou, ma prochaine zone d’exploration, mais j’ai décidé de rejoindre cette ville par les pistes forestières. Les responsables locaux tentent de me décourager dans cette expédition qu’ils considèrent vouée à l’échec. Pourtant, je tiens à visiter cette région pour vérifier certaines informations et descriptions trouvées dans les écrits des premiers explorateurs. De plus Goneu est vraiment opposé à ce projet car il sait que dans les quelques villages qui jalonnent la piste, notamment entre Taï et Zouan-Hounien, il y a beaucoup d’anthropophages. Il ajoute que son grand-père a été bouffé par ces tribus et qu’on ne l’a jamais revu.

Je finis par le convaincre, dans ma jeunesse inconsciente, qu’il ne risque rien tant qu’il est avec moi, car les gens ne bouffent pas les blancs parce qu’ils sont comptés. C’est ce que l’on dit.

Evidemment, c’est en plein milieu de cette région que je me plante. Je suis dans le poto-poto jusqu’au milieu de la portière et un madrier s’est coincé dans le train avant. Tous nos efforts pour dégager la voiture restent vains et la nuit commence à tomber. Des hommes, quelques femmes et enfants sont sortis de la forêt, et une petite foule observe nos manœuvres en silence. Il devient évident que nous ne nous en sortirons pas sans l’aide des forestiers et de leurs engins. La crainte de Goneu s’est propagée à l’équipe et nous tenons conciliabule sur la conduite à adopter. A ce moment un homme s’approche et se met à parler. N’Zié qui semble comprendre, m’explique qu’il nous invite à passer la nuit dans son village, à côté. Je devine la pâleur de Goneu qui refuse tout net cette suggestion. Je lui dis que nous n’avons pas le choix, que moi j’y vais. L’argument qu’il risque plus en restant seul près de la voiture qu’avec moi finit par l’emporter.

Nous sommes accueillis dans une vaste case et des femmes nous apportent à manger. Nous plongeons nos calebasses dans une marmite où quelques morceaux de viande flottent dans une espèce de ragoût sombre. Dans mon écuelle apparaît un morceau qui ressemble à une partie de main avec deux doigts. Singe ou humain ? Difficile de distinguer. En tout cas, je mange doucement, en mastiquant lentement pour ne pas décevoir le chef qui nous accompagne et la dizaine de paires d’yeux agglutinés à la porte et aux fenêtres. Ce n’est pas mauvais, mais je remarque que Goneu a discrètement balancé son plat par terre. Mon sommeil sur la natte est régulièrement coupé par la conversation de l’équipe qui ne ferme pas un œil.

Nous n’avons pas été bouffés et, deux jours plus tard, un grumier nous a sorti de notre bourbier, au grand soulagement de mes hommes qui commençaient à ruminer des idées noires sur leur avenir.

Tabou est une bourgade coincée entre l’océan et le Cavally, le fleuve qui descend des monts Nimba. Le port a connu une certaine prospérité à l’époque du commerce des esclaves. Il en reste un morceau de Wharf rouillé et disloqué et aussi, une réputation d’excellents marins pour les Krous de cette région. Encore aujourd’hui, ils sont nombreux à s’engager dans la marine comme cuisinier, aide-mécanicien ou simple matelot. Ils sont connus également pour leur fierté et leur rigueur, voire pour leur violence, en cas de manquement à la coutume et aux règles. J’ai averti l’équipe que je ne voulais pas d’histoires, de femmes en particulier. Je suis tranquille à ce sujet ; ils sont au courant de ce qui les attendrait. J’ai installé notre base dans l’ancien campement hôtel abandonné et délabré dont une partie du toit restée en place nous assure un minimum de protection contre la pluie et les embruns.

Le sous-préfet, un Baoulé fin et cultivé, pas vraiment heureux de son affectation, m’accueille chaleureusement. Il est désolé de ne pouvoir m’offrir un hébergement décent et m’invite à partager les repas du soir. Il a même fait venir, par avion, un sac de pommes de terre d’Abidjan pour dit-il améliorer l’ordinaire.

Il a averti tous les villages et les communautés alentour de mon arrivée et m’assure de son soutien pour quelque difficulté que je pourrais rencontrer. Un seul endroit pose un petit problème : un village de femmes où les hommes n’ont pas le droit de pénétrer. Dans cette tribu, m’explique-t-il, les femmes tuent les enfants mâles à la naissance. Régulièrement, elles partent en chasse à l’homme pour assurer leur descendance. Il a négocié mon arrivée. Je suis autorisé à travailler sur leur territoire mais ne dois pas entrer dans leur village.

Après Boubélé, la route s’arrête et seul un vague sentier serpente dans cet espace de quelques kilomètres de large entre la mer et la forêt ; une savane dégradée avec de nombreux palmiers et, çà et là, des traces de cultures d’igname et de taro, quelques ananas et bananiers.

Notre travail se déroule sans problème particulier. Un seul point me pose question : j’ai pris l’habitude, par principe et systématiquement, de ramener les fruits de notre récolte après leur analyse. Je ne sais trop comment faire dans ce cas. Je décide de maintenir cette pratique et, le deuxième jour, je m’approche du village entouré d’une sorte de fortification de raphia et de terre séchée, à la façon des villages sénoufos du Nord. Je dépose mon sac de fruits de palme devant la porte close et me retire sans attendre.

Cela n’a pas provoqué de réaction et donc, pendant trois semaines, je continue ma livraison quotidienne, jusqu’au jour où, à la place où je dépose mon sac, je trouve une main de bananes et deux ananas. Je suis touché car je sais que ce cadeau représente beaucoup pour elles ; il signifie aussi qu’elles ont apprécié mon geste et que le contact a eu lieu.

Ce petit rituel se poursuit pendant plus d’une semaine jusqu’au jour où j’aperçois une femme debout devant la porte. J’hésite, mais de loin elle me fait signe d’approcher. Je pose mon sac qu’elle met à son épaule en me faisant signe de la suivre. Au centre du village d’une trentaine de maisons, se dresse une case circulaire bien plus grande que les autres où l’on me fait entrer. L’intérieur est sombre et j’ai du mal à distinguer les lieux et leurs occupants que je devine à quelques frottements discrets. Au centre, un brasier rougeoie entre quatre pierres. Il éclaire le visage tout fripé d’une petite vieille assise sur un petit tabouret bas. Elle a au moins cent ans. Elle bourre avec soin une pipe noire et effilée, saisit une braise délicatement entre le pouce et l’index décharnés et allume sa pipe en tirant dessus à petites bouffées. Puis, elle me fait signe de m’asseoir sur le tabouret en face d’elle et se met à parler. Un discours, un long discours. Je ne comprends strictement rien, mais j’imagine à sa voix douce et calme, qu’elle me souhaite la bienvenue, me demande la nouvelle et me donne celles du village. Mes yeux s’accoutument à l’obscurité. Je peux maintenant distinguer les sortes de cellules qui entourent l’intérieur de la case avec des nattes sur lesquelles reposent des femmes et leurs filles. Il y a au moins quatre générations dans cette case, de mon interlocutrice, visiblement la chef, aux plus jeunes accrochées au sein de leur mère ou dormant. La vieille s’arrête de parler et je suis bien embarrassé. Alors, prenant mon courage à deux mains, je me lance. Je la remercie, lui explique d’où je viens, pourquoi je suis là et ce que je fais. Elle acquiesce par de légers hochements de la tête. Lorsque je me tais, elle reprend la parole et nous bavardons ainsi pendant près d’une heure. Je prends congé, ma guide me raccompagne à travers le village désert jusqu’à la porte. Le lendemain, et tous les jours qui ont suivis, pendant un mois, je suis retourné discuter avec la vieille. Je n’aurais manqué ce rendez-vous pour rien. Je racontais mes journées, mon travail, mes difficultés et mes trouvailles. Je ne sais pas ce qu’elle me racontait ; la même chose probablement, mais elle prenait visiblement plaisir à cette relation, elle aussi.

La veille de mon départ, je lui ai fait mes adieux et elle m’a serré les mains. Je ne saurai jamais comment elles ont deviné, mais quand je suis sorti de la grande case, les femmes et les filles étaient dehors et m’ont fait des gestes d’adieu. La première fois que je les voyais.

Je sais maintenant que l’on peut très bien se comprendre, même quand on ne parle pas la même langue.

Dieu des chenilles

Tingrela est une petite bourgade à l’extrême Nord de la Côte d’Ivoire, à la frontière du Mali. J’adore cette région de savane, totalement différente de la zone forestière. Les Sénoufos, qui prédominent, et les Peuls, éleveurs de troupeaux nomades, impressionnent par leur air distingué et leur port altier. Les petits villages fortifiés, charmants avec leurs cases rondes flanquées de poulaillers et de greniers, parsèment les champs de mil et de sorgho piquetés de karités.

Depuis six heures, ce matin, je roule sur la piste de tôle ondulée. La poussière de latérite nous a maquillés d’ocre rougeâtre. Impossible de nous distinguer les uns des autres. La nuit tombe et je me dirige vers la sous-préfecture où je devrais être attendu. Effectivement, la sous-préfète m’accueille, m’explique que son mari a voyagé et, qu’en attendant demain, je dînerai et logerai chez eux. Après avoir déposé mon équipe en ville, je reviens me doucher et me raser et rejoins mon hôtesse qui m’offre un apéritif. Nous devisons en sirotant notre whisky : mes expéditions, la vie à Tingrela, etc. Je tombe de sommeil et la dame, charitable, me propose de passer à table. Comme pour répondre à mon étonnement à la vue des trois couverts, elle appelle : Marie-Jeanne ! Une jeune fille franchit la porte et vient me serrer la main. Je suis totalement réveillé ! Splendide dans ses jeans et son chemisier orange. Elle a les traits fins, ciselés comme ceux des Peuls ou des Apolloniens, les yeux narquois en amande. Un ravissant diadème de tresses fines surplombe son front haut et attentif. Elle m’explique qu’elle est étudiante en deuxième année de licence à Paris et qu’elle est revenue au pays pour les vacances. Au bout d’une heure, sa mère interrompt notre conversion, faisant remarquer à sa fille, qu’après ma dure journée, je pourrais souhaiter me reposer.

Je leur souhaite une bonne nuit, rejoins ma chambre, me déshabille rapidement et me glisse sous les draps en m’endormant presque instantanément. J’ai l’impression de venir à peine de sombrer que je suis réveillé par la porte qui s’ouvre doucement. A quelques effleurements du bras et de la jambe, à table, l’idée m’était venue que Marie-Jeanne pourrait bien envisager de ne pas passer la nuit seule. Fatuité ou espoir inconscient ? Elle allume. Aïe, c’est la mère. Mon premier réflexe est de penser que je me suis trompé de chambre, mais à la façon dont elle commence à se déshabiller, je comprends que je fais erreur. Ou plutôt, qu’il n’y a pas eu erreur. Enfin, je ne sais plus, je panique, je ne sais plus quoi faire, je m’excuse, j’invoque à la fois la fatigue, son mari, ma maladie ( ?), très maladroit, presque grossier. La dame fait mine de comprendre, me souhaite bonne nuit, n’insiste pas et se retire.

Maintenant, je n’arrive plus à trouver le sommeil. Je ne peux m’empêcher de penser aux conséquences de mon comportement. Refuser comme ça, c’est inacceptable, c’est la vengeance assurée. Poison ou cobra ? J’ai entendu tellement d’histoires… D’un autre côté, ça aurait pu être terriblement dangereux d’accepter… Je m’endors aux premières lueurs de l’aube.

Au petit déjeuner, mère et fille paraissent en pleine forme, gaies et enjouées. Pas de trace de la veille. Ouf, je chercherai une case le plus loin possible de la préfecture.

Le lendemain, je commence à sillonner la région en tenant compte des renseignements que j’ai pu recueillir dans les ministères, les services de l’agriculture, les commerçants et dans les documents divers. Cette zone est trop sèche pour le palmier à huile, mais plusieurs récits signalent ce palmier, en formation de forêts galeries le long des marigots. Je finis par découvrir un de ces sites et ne tarde pas à repérer le village le plus proche, Tiongoli, où j’explique que je reviendrai le lendemain et que je souhaite discuter avec le chef et ses notables de la raison de ma venue.

Au moment de mon départ, des cris s’élèvent de tout le village. Les hommes, les femmes, les enfants se mettent à courir dans tous les sens, des seaux et des bâtons à la main. Je m’interroge sur les raisons de cette pagaille, quand, peu après le village, j’aperçois une grande tache roux-brun qui traverse la route. En approchant, je vois qu’elle bouge. Des milliards de chenilles forment un tapis continu de quelques centimètres d’épaisseur sur deux à trois cents mètres de large. Je passe dessus en laissant une trace comme dans la neige, sauf qu’elle se referme aussitôt. Je m’arrête. C’est fascinant, et je ne peux m’empêcher de regarder ce spectacle. J’en serai quitte pour passer près d’une heure à déloger toutes celles qui ont réussi à grimper dans la voiture.

Peu avant le lever du jour, mon Nescafé avalé, je démarre pour chercher mes troupes. Pas besoin de les réveiller. Ils sont tous debout, en train de plaisanter. Je les ai rarement vus si entrains pour aller au boulot. Goneu, toujours l’air goguenard s’approche.

- Patron, tu es Dieu.

- Qu’est-ce que tu as encore inventé ?

- Si, si, tout le monde le sait, tu as fait venir les chenilles. Tu es le Dieu des chenilles.

- Ah bon ! Allez, on y va.

Je ne sais pas trop ce que me réserve cette nouvelle promotion et je ne suis pas tranquille, je préfère me replonger dans le travail. Je n’apprendrai que quelques jours plus tard, par le sous-préfet, que cette arrivée massive de chenilles est un événement extrêmement rare, tous les vingt ou trente ans. C’est une aubaine pour les villageois qui en raffolent. Ils laissent tout tomber pour en ramasser autant qu’ils le peuvent. Pour eux pas de doute, elles sont arrivées avec moi, je les ai amenées !

A notre arrivée au village, j’ai l’impression que mon nouveau statut est pris très au sérieux. Tout le village attend, silencieux autour du chef et des notables qui me saluent avec déférence. Ils me conduisent à la case des cérémonies et me font asseoir dans un fauteuil sur une petite estrade. La place du chef, je suppose ? Le chef se lève et vient me serrer les mains en s’inclinant. Puis, chacun des notables l’imite, à tour de rôle. Je suis un peu embarrassé, mais j’avoue que la situation n’est pas déplaisante. Je n’ai pas pris de cours de Dieu, mais ça a l’air assez simple. Le chef donne des ordres. Deux jeunes filles, vêtues d’un collier de perles autour des hanches viennent m’apporter à boire et des tranches d’ananas, puis s’assoient au pied de mon trône. Le chef me les offre en cadeau de bienvenue. Je remercie et selon la coutume je fais apporter mes cadeaux pour le chef, les notables et les filles.

Je n’ai pas besoin d’expliquer longtemps ce que je viens faire. Tout est permis, le village est à moi. Je peux couper, récolter, analyser, pas de problème ; et si j’ai besoin d’aide, les hommes et les femmes sont à ma disposition ! Le palabre est pour la forme ; histoire de connaître la vie du village d’un côté, la vie de Dieu de l’autre. Le chef est ravi et volubile. Il est le dernier du village à avoir vu un blanc. Il y a… on dit pas. C’était avant avant. Mais un blanc Dieu des chenilles, il avait jamais vu, et portant, il en a vu dans sa vie.

Le soleil commence à violacer l’horizon et allonge l’ombre des cases. Je prends congé et sors vers la piste de Tingrela entre la haie des villageois. Deux ou trois kilomètres plus loin, à peine, nous doublons deux superbes filles qui se cachent le visage dans un foulard pour tenter d’échapper au nuage de poussière que ma voiture soulève.

- Patron, c’est ton cadeau qui marche.

L’ineffable Goneu se gondole sur sa banquette, entraînant les rires de toute l’équipe et des séries d’échanges, incompréhensibles pour moi, mais apparemment très drôles, chacun rivalisant de plaisanteries, sur le dos de Dieu, j’en ai bien peur.

Ma déité récente ne m’a pas empêché de dormir comme un bienheureux. Vers six heures, je fais chauffer l’eau de mon Nescafé quotidien et m’apprête à partir. En sortant sur le pas de la case, j’aperçois alors, allongées à l’abri de la petite véranda, deux formes enveloppées dans leur pagne. Je commence par les secouer pour les faire partir ; mon geste s’arrête stupéfié. Mon cadeau est arrivé à destination. Elles ont dû se payer vingt-cinq kilomètres dans la nuit, et maintenant, elles dorment…

Là, je suis vraiment embêté. On m’a plusieurs fois offert des femmes dans différentes tribus. C’est un honneur et une marque suprême de bienvenue de la part du chef et du village. L’usage veut, qu’après s’être étendu en longs remerciements, on fasse à son tour des cadeaux au chef et aux femmes, et tout en reste là. Chacun s’en repart de son côté content, du moins, je le suppose. Je n’avais pas envisagé ce nouveau scénario.

Je décide de laisser les deux filles et d’aller rejoindre mon équipe. Avant de repartir vers notre village, je leur raconte l’histoire en leur demandant ce que je dois faire. Ils s’amusent beaucoup de ma situation en se disant que, vraiment, les blancs, ils se compliquent la vie. Yacinthe, qui n’est pas en reste côté humour, me suggère :

- Tu sais patron, Le Vieux, il avait jamais vu de Dieu chenilles blanc, mais elles, elles ont pas dû en voir beaucoup non plus. Alors, elles ont sûrement envie de voir comment ça fait !

J’ai passé de bons moments dans la région de Tingrela. Mon seul problème, c’était le manque d’eau pour me laver. J’ai fini par dénicher un petit marigot, à une vingtaine de kilomètres, avec assez d’eau pour me plonger jusqu’à la taille. Un vrai bonheur. Sauf qu’il fallait que je me sèche en vitesse en sortant de l’eau tellement j’étais attaqué par les tsé-tsé dont la piqûre douloureuse vous laisse une cloque avec un petit point rouge au milieu. Et la deuxième fois où j’y suis retourné, j’avais à peine commencé mes ablutions que je me suis retrouvé entouré par au moins un village venu voir le Dieu se baigner. Ça m’a fait penser à la légende de Binger lorsqu’il explorait la Côte d’Ivoire. Le soir au bivouac, il se faisait porter un grand baquet d’eau sous sa tente pour se laver. Les villageois en avaient conclu qu’il se transformait en poisson la nuit.

J’ai abandonné les baignades. D’ailleurs, les Dieux batifolent-ils dans les marigots ? Pour les filles, j’ai acheté de nouveaux cadeaux. Elles sont reparties au bout de trois jours. J’étais peiné de les laisser repartir à pieds dans leur village où je me rendais tous les jours, mais on m’a dit que c’était mieux.

N’empêche que la question m’obsède toujours : comment font les gens pour toujours choisir les filles les plus belles selon mon goût ? Quelle perception peuvent-ils avoir de la beauté chez un blanc ? Avons-nous les mêmes critères ou suis-je seulement fasciné ? En tous cas, ils ne se trompent jamais.

Le pays Yacouba

Notre arrivée en pays Yacouba est une véritable bouffée d’oxygène. Nous sortons enfin de la forêt dense et humide, qui nous prive d’horizon, pour accéder à un paysage de moyennes montagnes d’où la vue peut s’étendre à l’infini à travers le ciel limpide. En contrebas du mont Tonkoui et de sa station climatique, la ville de Man s’étale en pente douce.

Exceptionnellement, le chef des services de l’agriculture est un européen, M. Dupont-Noël. Taille moyenne, crâne dégarni, soixante-dix ans environ. C’était un des pionniers du cacao et il ne s’est jamais résigné à prendre sa retraite ni à rentrer en France. Il m’accueille dans son bureau d’un regard perçant et un ton assez pète-sec.

- Bienvenue mon garçon, je suis au courant de votre venue.

- Merci…

- Jouez-vous au bridge ?

- Oui monsieur.

- Alors, six heures pile, chez moi ; je vous envoie chercher.

L’entretien est terminé. Après une bonne douche, je rase avec plaisir ma barbe de près d’une semaine et me détend sur un vrai lit. Que c’est bon ! A six heures moins cinq, le chauffeur frappe à ma porte. Je suis prêt.

La case est spacieuse, confortable, truffée de sièges sculptés, de statues, de masques, de sagaies, de colliers de bronze et de perles et d’un tas d’objets dont j’ignore la provenance et l’usage. Deux jeux d’awalé traînent sur une table basse portée par des éléphants, des peaux de gazelle et de panthère couvrent les sièges et le plancher. Aux murs, des crânes de crocodile, d’antilope, et de fauves côtoient des peaux de serpent, des nids de tisserin, des boucliers de cuir, des arcs et des flèches,… Une vie de souvenirs accumulés.

Trois hommes sont déjà là, whisky-soda à la main. Présentations, whisky, on tire les cartes. Mon hôte a complètement changé d’aspect. Gai, jovial, il est aux petits soins. Je comprendrai vite que je suis leur sauveur et que je dois mon ticket d’entrée et ces faveurs au départ en congés de leur habituel quatrième !

Ma chance aussi, est de fournir un auditeur neuf à cinquante années d’aventures et de péripéties en Côte d’Ivoire. Pendant le dîner, ou entre deux parties, Dupont-Noël est intarissable.

- Tous les ans, je faisais l’inspection des services. Je couvrais le triangle Man-Sassandra-Tabou. A l’époque, mon garçon, on faisait ça à pied. Je partais avec trois cents porteurs… ça prenait six mois… Nous étions les premiers à nous lancer dans le cacao. Après la récolte, on allait livrer les fèves à Gagnoa et les premiers arrivés recevaient les meilleurs prix, et la concurrence était rude. Alors une année, nous sommes partis très tôt dans la nuit et nous avons démonté le pont à la sortie de la ville. Mais quand nous sommes revenus, le soir, les gars nous attendaient de l’autre côté, avec les carabines. Ils nous ont canardés et mon copain s’est pris une balle dans le pif ; c’est pour ça qu’on l’appelait nez troué. Du coup, on a commencé à discuter et on a fini par partager la recette. Après, on s’est soûlé. Quelle foire !

- Mon garçon, le secret dans ce pays c’est de ne jamais porter de slip. Moi, je n’ai jamais eu de champignons…

Tout y passait de sa vie, pêle-mêle, des événements graves, comme lorsqu’il était allé récupérer le jeune ingénieur des ponts et chaussées dans une tribu qui voulait le tuer – encore une histoire de femme – aux anecdotes les plus farfelues, en passant par des sujets sérieux sur l’agriculture, l’économie, la politique. C’était aussi une mine inépuisable de renseignements sur la région, les tribus et leurs coutumes, les chefs et les sorciers qu’il fallait voir, ceux dont il fallait se méfier.

Mon travail s’en trouve grandement facilité. D’autant plus que la région est riche en palmiers. Ici, le palmier constitue une ressource importante pour les paysans qui les entretiennent et les récoltent. Il est interdit de les abattre. Les femmes utilisent les fruits et les rafles, en extraient l’huile pour la sauce graine et fabriquent du savon pour la lessive. Beaucoup vendent les fruits rouge et noir au marché en petits tas de dix à vingt.

Plusieurs fois sur la piste, j’ai croisé des groupes de quatre à cinq filles, entièrement nues et enduites de kaolin blanc ou ocre. Elles marchent sans parler, l’air perdu et sans destination apparente. J’ai interrogé Yacinthe et Goneu, à côté de moi sur la banquette. Ils m’ont répondu qu’ils ignoraient qui étaient ces filles et ce qu’elles faisaient.

A nouveau, nous croisons un groupe. Cette fois, les quatre filles sont enduites d’huile. Elles sont superbes, leurs seins haut perchés et tout leur corps brillant sous le soleil.

- Goneu, c’est quoi ces filles ?

- Je sais pas.

- Tu te moques de moi ! Tu es ici chez toi, tu dois bien avoir une idée.

- Oui patron, mais c’est pas pour les blancs.

Je n’insiste pas. C’est une règle absolue. On est toujours bien accueilli et on peut transgresser l’interdit lorsqu’on ignore la coutume. Les gens préviennent en général ce genre d’erreur. S’ils n’ont pas eu le temps, ils expliquent qu’il ne faut pas faire et n’en tiennent pas rigueur. Mais, une fois averti, plus question de pardon. Un collègue est mort, empoisonné, de n’avoir pas respecté l’avertissement.

Un soir, après le travail, Goneu frappe à ma porte. C’est très rare qu’un homme de l’équipe se permette de me déranger la journée terminée. Exceptionnellement pour une avance pressante, une autorisation d’absence pour cause de maladie ou de décès dans la famille.

- Bonsoir patron.

- Bonsoir Amara, qu’est-ce qu’il y a ?

- Patron, tu te souviens de la question ?

- ???

- Au sujet des filles sur la route.

- Oui, et alors ?

- C’est ce soir la cérémonie ; j’ai demandé au chef et au sorcier pour toi. Ils sont d’accord.

J’aurais mieux fait de m’abstenir. Je me doutais bien qu’il devait s’agir de quelque chose comme ça. Maintenant, j’étais piégé, j’allais participer à l’excision des filles. Dans un enclos autour de la case du sorcier, une partie du village crie et danse. Le bangui et le gin coulent à flots. Les masques tournent, sautent et virevoltent au centre, puis menacent l’assemblée. Par moment, ils partent en ronde effrénée autour de trois filles assises près de l’entrée de la case. Elles sont immobiles, regard perdu, vraisemblablement droguées. Les tam-tams accélèrent, les torches tourbillonnent dans la nuit. Une vieille femme sort de la case. Deux autres l’accompagnent. L’une tend un couteau à la vieille et les deux tirent une des filles et la maintiennent assise sur une grande pierre ronde, les jambes écartées.

Je n’ai pas pu rester au-delà de la première. Le spectacle, la chaleur, l’alcool, faisaient monter en moi une nausée que je n’arrivais pas à refouler. La foule s’excitait de plus en plus autour de moi J’ai fait demander au chef la permission de me retirer.

La veille de mon départ, le sorcier est venu vers moi et m’a tendu une corne de chèvre et m’a montré la poudre à l’intérieur :

- Si le serpent te mord, ça te guérira.

Je sais que c’est vrai. Cette tribu possède une science incroyable des poisons et des remèdes. J’ai vu un homme mordu au cou par un cobra, à qui on a fait la magie et qui n’avait plus rien le lendemain. J’ai gardé soigneusement ma corne.

Intermezzo

Je continue à sillonner la Côte d’Ivoire de bas en haut, de long en large. Les découvertes et les anecdotes se multiplient. Les ponts de lianes vers Danané, qu’il faut traverser pieds nus et sans crainte car le demi-tour est interdit sous peine de chuter dans l’eau tourbillonnante.

La réserve de Bouna au pays des Lobis, les seuls chasseurs à l’arc dans ce pays. Un tout petit arc, avec des flèches courtes. Je me suis souvent demandé si cet attirail qui a plutôt l’air d’un jouet pour enfants est vraiment efficace, jusqu’au jour où j’ai vu mon gardien, un peu vexé de mes propos dubitatifs, transpercer une poule, à plus de quinze mètres.

La réserve est fermée à cette époque, mais j’ai une autorisation spéciale pour y pénétrer. Le guide qui m’accompagne est ravi de mon arrivée. Il me dit qu’il a repéré le retour des premiers lions et que ma recherche sera une bonne occasion de les pister. Un couple de jeunes enseignants coopérants avec lequel j’ai sympathisé est déçu de ne pouvoir entrer dans la réserve. Je finis par convaincre mon guide de les emmener avec nous ; c’est leur voyage de noces. Le troisième jour, le guide repère des traces fraîches,

- Ils sont tout près, je vais voir. Surtout ne bougez pas, restez près de la voiture !

Je descends pour aller soulager un besoin pressant et en profite pour allumer une cigarette. Quand je reviens au Land, je m’aperçois que la femme est sortie. A ma question, son mari me montre la direction. Je la vois à une vingtaine de mètres. Incroyable ! Elle a découvert deux très jeunes lionceaux en train de jouer dans l’herbe et se dirige vers eux. Je suis sur le point de lui dire de revenir quand, au même moment, je vois la lionne arriver. J’enfonce le klaxon de toutes mes forces en gueulant de revenir. Le bruit l’a peut-être sauvée ; la lionne a hésité, juste le temps pour le guide d’arriver et de faire rentrer la femme calmement, doucement, tout en gardant la lionne en joue.

– On ne m’y reprendra plus à emmener des connards pareils avec moi. Merci du cadeau ! Je sais qu’il a eu aussi peur que moi.

Et la Cabane Bambou, un petit hôtel-restaurant à la sortie d’Aboisso, au bord de l’Ayamé. C’est un lieu de villégiature avec ses bungalows de torchis et de papaux. De plus, la cuisine est fine et réputée, en particulier pour ses cuisses de grenouille. En fait, les gens viennent autant pour assister au spectacle de la pêche aux grenouilles que pour les déguster. Le préposé est un grand Dioula longiligne, vêtu d’un long boubou bleu, qui possède une technique très particulière. Il s’accroupit et s’avance lentement et sans bruit vers le bord de la rivière. Puis, il s’immobilise un long moment en surveillant l’eau jusqu’à ce qu’une grenouille sorte et s’aventure au bord. Alors, bondissant comme un félin, il plonge sur le batracien et… dans l’eau, par la même occasion. Puis, il émerge brandissant à bout de bras, avec une mine joyeuse, son trophée qui s’en va rejoindre ses congénères dans une bourriche, sous les applaudissements du public ravi. Il est d’une adresse incroyable, et il lui arrive même parfois de ressortir avec un animal dans chaque main. Alors là, ce sont les hourras de la foule qui l’encourage à recommencer et lui, salue comme un artiste fier de son numéro réussi.

Ensuite, ce fut le Nigeria. En fait, la première tentative fut un échec. J’avais eu pas mal de difficultés pour obtenir les autorisations des différentes autorités militaires et administratives, des ministères de l’Intérieur et de la Recherche, de l’Université… J’étais au Dahomey lorsque l’autorisation et le visa arrivèrent enfin. J’étais le seul passager à débarquer à l’aéroport de Port Harcourt tenu par l’armée et j’ai eu la chance de tomber sur un capitaine intelligent et astucieux qui se demandait ce que je venais faire dans ce merdier, en pleine guerre du Biafra. Il prit sur lui de me remettre dans l’avion avec un laissez-passer pour Lagos où je passais une nuit assez mouvementée dans un hôtel réquisitionné, dans une chambre sans porte, avec le va-et-vient incessant de militaires plus ou moins imbibés, avant d’être réexpédié vers la Suisse. Ce serait partie remise, quelques années plus tard, dans une région portant encore les stigmates d’une guerre atroce.

Je continuais donc par l’Ouest Cameroun où je pilotais un collègue et lui montrais les méthodes et stratégies de prospection. Pendant ce mois et ceux où je revenais pour suivre l’évolution des travaux, j’ai découvert un des plus beaux pays d’Afrique. De Victoria à la réserve de Wasa, une diversité d’ethnies, de coutumes, de cultures et de paysages se succèdent. Victoria (aujourd’hui Limbé) et sa plage noire au pied du Mont Cameroun accueillent les vacanciers du week-end non loin des plantations d’hévéas. Sur les pentes du Mont, la station climatique de Buéa surprend par son climat relativement frais et ses rosiers fleuris, puis après les coulées de lave récentes, la route monte vers le nord dans une forêt dense et humide. Jusqu’à huit mètres de pluies annuelles dans cette région luxuriante, domaine du palmier, du cacao, de la banane et de l’igname. La route serpente sur les crêtes jusqu’à Mamfé, Widikoum et Bamenda, puis ouvre l’espace vers les fabuleux villages de Roumsiki perchés dans les amas granitiques rugueux et arides. Dans ces chaos sublimes, la quête de l’eau devient la préoccupation majeure des femmes altières.

Déjà, un nouvel objectif se précisait ; une nouvelle espèce de palmier, le melanococca, attirait notre intérêt. Une espèce américaine. Un nouveau continent m’attendait : l’Amérique !

30 mars 2016

(à suivre… en Amérique)

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