De pure souche catalane et fier de l’être, Sébastien Bazan (« Sésé » pour les intimes), avec sa chevelure aussi sombre que son regard et son impérial appendice nasal, était un compromis de son illustre homonyme, Don ? César de Bazan et de d’Artagnan avec parfois un soupçon de Rastignac.
Né à Perpignan, fils unique orphelin de père, il fut élevé par une tante et un oncle producteur d’abricots (nous sommes en Roussillon), tous deux célibataires, et par sa mère qui avait pris en charge un magasin d’habillement pour enfants tout près de la gare de Perpignan, chère à Dali. Elle n’y vendait pas de « montres molles » mais était très accueillante au point d’héberger, il y a fort longtemps, un de nos charmants bambins en route pour retrouver ses parents en congé dans le coin.
Après des études secondaires au lycée de sa bonne ville, il s’en fut émigrer dans le « Nord », comme il disait, pour préparer l’Agro à Toulouse. Il y passionnait ses camarades en leur racontant à sa manière les films de « Laurel et Hardy ». Il y faisait figure de « nanti » en cette période de disette grâce aux envois de son oncle, et en faisait généreusement profiter ses camarades. Après son décès, lors d’une réunion d’anciens de la fume de Toulouse (jargon des prépas), Debauges, le vénéré prof de maths, disait que, dans toute sa carrière, il n’avait jamais rencontré un élève plus doué que Bazan pour passer les colles, qu’il possède ou non le sujet !
Reçu à l’Ina en 1945, il en suivit les cours en dilettante, sans trop d’assiduité, car il avait bien d’autres choses à découvrir et à faire dans cette ville du grand nord qu’était Paris pour lui. Ses absences répétées ne l’empêchaient cependant pas d’obtenir 19/20 en note d’assiduité car le « mandant » appréciait ses performances au rugby !
Il y avait, en effet, dans sa promo, une bande de camarades aussi méridionaux que lui, même s’ils n’étaient pas tous catalans, au verbe haut et sonore et tous fanas de rugby. Sur ce noble art qu’il a longtemps pratiqué, il était incollable, qu’il s’agisse du « quinze » ou du « treize » (qui avait sa préférence et qu’il prônait avec acharnement). Membre influent de l’équipe, il avait instauré l’emploi du catalan pour passer les consignes de jeu dans l’équipe, ce qui lui avait valu des ennuis lors du tournoi des Grandes Ecoles, les adversaires n’admettant pas cette ruse de guerre peu orthodoxe.
Perfectionniste à l’extrême, sa présence à l’amphi était tout aussi rare en deuxième année pour une toute autre raison : ayant pris pour sujet de stage « La coopération en pays Catalan », il n’était jamais satisfait de son rapport et le peaufinait à longueur de journée ou plutôt de nuit, ce qui lui valut, après plusieurs rappels infructueux, un zéro pointé. Il ne le remit finalement qu’après les vacances de Pâques et René Dumont, soufflé par la qualité de son travail, lui donna la meilleure note de la promotion !
Toutefois, son intelligence, sa faculté d’assimilation des connaissances agronomiques qui lui manquaient (de par ses origines, il en savait beaucoup plus que la moyenne dès son entrée à l’école) et sa « tchatche » qui lui permettait de rouler les profs dans la farine, lui permirent de sortir dans un bon rang. De plus, il savait se faire dépanner par les copains et Pierre Roche qui était en deuxième année, se souvient sûrement des soirées que « Sésé » passait chez lui pour se faire entonner les cours qu’il n’avait pas suivis !
Désireux de voir du pays, mais au sud en attendant de revenir chez lui, il choisit de faire l’Esaat en troisième année, dans la section « production », car il ne se voyait pas enfermé dans un labo, fut-ce sous les tropiques ! Il y retrouva, entre autres, Debetz, Biard et moi.
Dans cette école vagabonde, éjectée de Nogent, on vécut une joyeuse année, décontractée, enchaînant chahuts et blagues. C’est ainsi que, sur l’initiative de Bazan, le cours de « législation coloniale » de Lebègue était suivi par la moitié de la promo plus un, car nous étions menacés d’un zéro collectif si l’assistance était trop maigre.
A la sortie, Bazan, Biard, Debetz et moi fûmes affectés au Cameroun : Debetz au Contrôle du conditionnement des produits agricoles et Bazan à la Protection des végétaux (service créé pour lui) à Douala, Biard à la région agricole de N’Kongsamba, tandis que je prenais en charge celle de Yaoundé.
Voilà notre ami plongé sans préparation dans l’entomologie et la phytopathologie, et Dieu sait s’il y avait à faire ! Le cacaoyer d’abord avec la pourriture des cabosses, le caféier ensuite avec l’Antestia sur l’arabica, les scolytes sur le robusta, sans parler du bananier (cercosporiose, charançon), du maïs (rouille américaine) et j’en passe ! Il put bénéficier cependant bientôt des conseils éclairés d’Émile Lavabre et de Raoul Muller.
Il n’avait pas le temps de s’occuper des contingences matérielles et c’est ainsi que, passant par Yaoundé pour une tournée en brousse, il nous emprunta une belle couverture de laine pour nous rapporter à son retour une infâme couverture de traite accompagnée d’une bouteille d’apéritif pour se faire pardonner ; il avait utilisé la nôtre pour sortir son pick-up du « poto-poto » !
Au second séjour, nous nous retrouvâmes à Yaoundé, Bazan toujours à la Protection des végétaux et moi à la section des affaires économiques et du plan de l’Inspection générale, sous les ordres d’un vieil ingénieur en chef rétro qui avait bien du mal à suivre et à contenir l’ardeur des jeunes ingénieurs qui l’entouraient, et dont la compétence dépassait souvent la sienne. Notre manque de respect pour lui et pour les horaires de bureau l’indisposait sérieusement et Bazan, particulièrement désinvolte, était dans le collimateur ; mais il arrivait de plus en plus tard et prenait à la rigolade les remontrances du chef, à tel point que ce dernier se résigna et finit par accepter son comportement erratique car il ne pouvait que louer son travail.
« Sésé » en dépit d’une vie mondaine dévorante, car il était un joyeux convive recherché et lui-même prodigue en invitations (au restaurant !), de tournois de tennis et d’interminables parties de bridge, fit preuve d’une incroyable activité pour étoffer son service à partir de rien : siège du patron qui n’y comprenait rien pour se faire affecter les jeunes ingénieurs et conducteurs fraîchement débarqués, écrémage du personnel local, création d’équipes phytosanitaires mobiles, recherches de nouveaux matériels et produits plus performants que les pulvérisateurs Vermorel, le sulfate de cuivre ou le DDT. On vit ainsi apparaître atomiseurs, traitements aériens, HCH, Dieldrine, systémiques...
Mais le rugby le rattrapa et, dès les années 50, Bazan créa la première équipe du Cameroun avec quelques méridionaux du Service de l’agriculture dans laquelle figurait déjà un Camerounais (Mila). Le plus difficile fut de trouver des adversaires et il fallut avoir recours aux militaires pour créer une seconde équipe !
Célibataire et peu organisé dans sa vie quotidienne (c’est une litote !), il laissait son boy tenir son ménage pour en changer quand la pagaille lui devenait insupportable. Il avait toujours une montagne de linge à laver et devait parfois le porter aux copains pour en venir à bout. Mon épouse se souvient encore de son départ pour Ibadan, où il allait suivre un stage de statistiques, alors qu’il n’avait rien de propre à mettre et pas de valise sinon une des nôtres ! Quoi qu’il en soit, il était toujours impeccablement habillé, se rachetant un vestiaire quand il n’avait plus rien à se mettre.
Au troisième séjour, nos affectations nous séparèrent car le patron s’était débarrassé de moi en m’envoyant en brousse dans les montagnes de l’Ouest. Entre temps, Andrieu, de la même promotion de l’Ina que nous, était venu nous rejoindre comme chef du service du Génie rural. Toujours aussi généreux, Bazan abandonna sa maison et son personnel à la famille Andrieu à son arrivée et s’en alla loger chez un ami jusqu’à ce qu’un logement lui soit attribué. On se souvient encore de la magnifique Lincoln 16 cylindres que Bazan avait ramenée de congé et qui trônait dans son jardin servant de nid aux oiseaux car elle ne marchait plus depuis longtemps. Nous nous retrouvions souvent dans mes terres à Dschang, Andrieu pour y construire des usines à café et Sésé pour chasser nuitamment les Antestia avec ses atomiseurs qui semaient la panique dans les chefferies.
Rentré en France, en 1958, après une grave maladie (bilieuse hémoglobinurique) ayant nécessité une longue hospitalisation à Yaoundé, Bazan fut, selon son profond désir, affecté à la Direction des services agricoles des Pyrénées orientales. Il y était chargé de la vulgarisation et, conservant ses méthodes de travail du Cameroun, il provoqua une petite révolution dans le service en annonçant à ses collègues, plutôt casaniers, qu’il partait en « tournée en brousse » pour plusieurs jours ; il n’ajouta cependant pas qu’il emportait son lit « Picot » et sa « caisse-popote » ! Il avait, semble-t-il, un gros succès auprès des agriculteurs, peu habitués à de tels phénomènes, car il faisait des « tenues de palabres » dans les villages... en catalan ! Il fut également, un temps, détaché à la Chambre d’agriculture.
Mais, en dépit de ses origines, Sésé ne sut pas, après 10 ans de liberté d’action et d’initiatives au Cameroun, s’intégrer dans les structures contraignantes de l’administration métropolitaine. Il y était pris pour un dilettante alors qu’il se donnait à fond à ce qu’il entreprenait, tout en se refusant, par modestie ou par orgueil, à solliciter quoi que ce soit de ses supérieurs. Bien au contraire, ayant eu la malchance d’avoir affaire à des médiocres, il avait tendance à leur faire sentir leur insuffisance : péché mortel dans « l’Administration » ! Aussi ne connut-il pas la brillante fin de carrière que son intelligence et ses qualités, tant humaines que professionnelles, lui auraient permise.
En revanche, Bazan reprit une place éminente dans la société perpignanaise avec le bridge, le tennis et, bien sûr, le rugby. Il épousa Josy et en eut trois garçons, dont un a fait l’Agro de Montpellier et suit les traces de son père dans l’agronomie tropicale.
Nous nous rencontrions de temps à autre quand nous descendions dans le midi pour des « cargolades », des soirées de bridge, des journées à la plage… ; car, toujours aussi allergique au Nord et à la capitale en particulier, Sésé ne montait à Paris, et du matin au soir seulement, que contraint et forcé pour des réunions au ministère ou, plus rarement, pour participer à des tournois de bridge ou assister à des matchs de rugby. Il en était toujours aussi mordu et j’ai eu le plaisir de lui faire rencontrer un des deux ex-internationaux de rugby bretons avec lequel, dès les premières minutes, il commentait, comme s’il y avait été, la tournée de l’équipe de France en Afrique du sud dans les années 60, détaillant chaque partie et chaque phase de jeu à la grande stupéfaction de son interlocuteur.
Bazan était certain de mourir jeune d’une crise cardiaque en raison des prédispositions de sa famille (son père était mort d’un infarctus) et nous le répétait depuis toujours. Il avait raison, hélas ! Il a eu plusieurs infarctus et le dernier lui a été fatal : il est mort brutalement à Toulouse en 1980 en assistant, avec ses fils, à un match de rugby.
Quelle figure !
Bernard Simon
Versailles, 2000
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