Un essai en couples (pas comme les autres)

Le Sénégalais est volontiers rieur, voire joueur. Le wolof a même parfois tendance à être un peu snobard quand la réussite lui sourit. Dans ce cas, après avoir pris une, puis deux épouses, il achète un cheval, ce qui lui vaut notoriété, respect, envie. Accessoirement, il peut l’atteler à une petite charrette ou un semoir, mais le plaisir de le monter, de le montrer, de le faire courir est le plus fort ; il ne s’en prive pas.

 Au CRA de Bambey, à la division d’agronomie dirigée par René Tourte, nous disposions, dans les années 50, d’une écurie de 19 étalons. Hormis le grand et puissant « Khagnagne » (le méchant) vraiment difficile de caractère et le beau « Curdish » généralement ménagé pour la selle, tous étaient régulièrement utilisés pour la traction animale en saison des pluies. 

Curdish devant le hangar à foin« Sultan » attelé au semoir

Toutefois, durant sept ou huit mois de l’année, ils étaient sous-utilisés, peut-être proches de l’ennui. Heureusement de nombreux possesseurs de juments, plus d’une centaine chaque saison, venaient, parfois d’une quarantaine de kilomètres, faire saillir leur reproductrice par l’étalon de leur choix, apportant le petit sac de mil réglementaire en récompense au géniteur, et se prêtant aimablement, à l’occasion, à une légère enquête patrimoniale. Etaient particulièrement sollicités :  

 le brillant Curdish, 9 ans, probablement demi-sang Arabe x « Barbe du Sénégal » ;

 . l’infatigable travailleur Sultan, 8 ans, un « M’Bayar », grand poney local ;

. le fin « Tilla », 5 ans, un « M’Par », petit poney local, vif et résistant ; 

. l’élégant « Touba », 6 ans, un « cheval du Djoloff », aux lignes harmonieuses.

Tilla

Le choix de l’éleveur, le cas échéant, était corrigé et raisonné en fonction de la race, du format, du poids, de l’âge, de l’état sanitaire de la jument.

Un jour le patron, François Bouffil, fin connaisseur, acheta un jeune et magnifique cheval de 4 ans, « Bijou », un « Foutanké », c’est-à-dire issu d’un croisement M’Bayar x Barbe du Sénégal, avec manifestement une nette dominance de sang Barbe.                   

                            

Bijou, héros de l’histoire 1

Bijou, héros de l’histoire 2En charge de l’écurie, j’éprouvais aussitôt pour Bijou une passion incontrôlée. Je le montais presque tous les soirs, le poussant de temps en temps à de brefs galops bien appuyés, à quelques 45-50 km/heure. Il y prenait apparemment si bien plaisir qu’il fallait l’arrêter très progressivement, le rentrer tranquillement au pas, le bouchonner, le rafraîchir, l’abreuver. Je le choyais de mon mieux. A la longue, son usage m’était quasiment réservé et nous formions un couple un peu trop exclusif.

Il me vint bientôt l’idée de faire aussi courir d’autres étalons, Curdish, Khagnagne, Touba notamment. Deux ou trois jeunes palefreniers les entrainaient avec joie. Nous partions de l’autre côté de la route Dangalma-Bambey, au-delà de la ligne de chemin de fer, et nous empruntions une ancienne piste, abandonnée mais encore praticable, dont le tour avait près d’un kilomètre.

A l’époque, bien affuté, je pesais tout juste 60 kg. Bijou, tout en cœur et en muscles, approchait les 400 kg et me portait allègrement. Nous rattrapions régulièrement nos deux ou trois compagnons auxquels je laissais toujours une confortable avance. Bien qu’irrégulier cet entrainement fréquent suscitait des commentaires variés tant de la part des autochtones que de celle de la direction.

Nous étions en 1955 ou 1956. Je crois que René Tourte se trouvait en congé en métropole lorsque germa l’idée fort saugrenue de faire participer quelques-uns de nos étalons aux courses de Thiès. Le directeur, F. Bouffil, pensait que cela pourrait contribuer au rayonnement du centre qui se devait d’être sur le terrain, voire « dans le bain » en toutes circonstances.

C’est ainsi qu’avec Abdou Diouf sur Curdish et Seck Faye sur Touba, nous nous retrouvons Bijou et moi, une après-midi, sur l’hippodrome du chef-lieu du Cayor : un champ de courses plutôt sommaire, doté d’une tribune minimale. Le très nombreux public bigarré, excité, occupe debout la pelouse dans un apparent désordre, parsemé de bookmakers qui prennent les paris. C’est, en ce temps-là, exclusivement du « Quitte ou double », le seul gagnant étant concerné. Touba est engagé sur 1 000 mètres ; Curdish sur 1 500 mètres ; Bijou sur 1 800 mètres.

Je suis fort entouré et criblé de questions :

« Tu as un beau cheval ; mais sais-tu le monter ? » interrogent les turfistes.

« Je vais parier sur toi ; mais gare si tu n’es pas à l’arrivée. »

Le fait qu’un « toubab » se mesure aux habitués et se risque à se donner en spectacle soulève beaucoup de curiosité, d’intérêt, d’interrogations. Malgré nous, Bijou et moi devenons les vedettes de l’épreuve.

Sur la ligne de départ, parmi une quinzaine de concurrents, nous nous tenons aux ordres du starter, lorsque soudain un cavalier supplémentaire de dernière minute vient s’insérer dans la rangée, à ma gauche, me serrant de près. Pan ! C’est parti ! Je reçois aussitôt un violent coup de pied en arrière, volontaire ou non, qui désarçonne mon appui gauche et me déséquilibre. Tenant en selle par les jambes et les genoux, je m’efforce tant bien que mal de remettre mon pied gauche à l’étrier sans pour autant perdre mon appui à droite. J’y parviens maladroitement et péniblement, au triple galop, après une bonne centaine de mètres, ayant perdu une dizaine de longueurs sur le peloton. Progressivement je le rattrape et à peu près au kilomètre je le réintègre en position d’observation, sans avoir encore poussé Bijou vraiment à fond. A l’emballage, je me place en seconde position en étant trop sûr de mon coup, car malgré l’usage de la cravache et à bride abattue je ne peux remonter qu’à une demi-longueur de l’excellent gagnant, distançant largement les autres cavaliers. Nous devons nous contenter de la médaille d’argent. Il en fut de même pour Curdish et Touba dans leurs épreuves respectives.

L’écurie du CRA se trouvait à l’honneur avec trois places de second pour trois engagés. Ouf !! Néanmoins, ce demi-succès n’eut pas de lendemain, la fin de la récréation ayant été sifflée en haut lieu.

Nous n’eûmes, hélas, jamais l’occasion de confronter nos montures locales aux anglo-arabes que nos amis vétérinaires avaient importés à la station de Dahra. Mais des comparaisons chronométriques, plus ou moins valables, nous révélèrent que, sur 1 500 mètres, nos trois meilleurs étalons perdaient une dizaine de longueurs sur les leurs. Il nous restait donc en vue, bien que l’essai ne soit pas significatif, une large marge de progrès !

 

 

 

Philippe Demombynes, Le Pouget, septembre 2014

 

 


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