En Afrique, il fait chaud (néanmoins les bébés n’y sont pas toujours tout à fait cuits). La zone tropicale sèche, sahélienne ou sahélo-soudanienne ne fait pas exception. Loin de là ! Hormis, souvent, une relative douceur en décembre-janvier.
Au milieu de la journée, le soleil brûle. Sagement, comme le font les animaux, les hommes se reposent et évitent autant que possible d’accomplir de gros travaux en pleine chaleur, sauf si l’urgence ou le devoir l’imposent.
Au CRA Bambey, entre 12 h et 15 h, c’était le moment du déjeuner et de la sieste. Une sieste favorable à la digestion, certes, à la récupération aussi, et même à la reproduction ! En effet, que faire après la lecture ou la musique ? Sinon s’étendre un bon moment sur son lit à demi ou complètement nu, volets moustiquaires fermés mais laissant pénétrer un léger courant d’air ?
Et pour un jeune ménage, deux corps nus côte à côte, c’est aussi excitant que l’amour sous la douche ! D’ailleurs le résultat est là. Les couples effectuant quelques séjours au centre ne manquent pas d’avoir trois enfants ou plus (c’était avant la pilule…).
Vite, un bébé !
Marie-Céline et moi ne dérogeons pas à la règle ; jeunes mariés, nous nous adonnons sans retenue et sans précautions aux plaisirs de la chair. A tel point qu’un beau jour un camarade botaniste célibataire, Henri M., arrive soudain en trombe chez nous, sans prévenir ; eût-il jeté un coup d’œil sur le côté qu’il nous aurait surpris en tenue ultra légère et en délicate posture (il est resté célèbre dans nos esprits pour cette irruption incontrôlée). Bref, trois mois après son arrivée, Marie-Céline était enceinte. Quel bonheur ! Nous savourions cet événement espéré, attendu. Hélas ! sa grossesse allait se révéler des plus pénibles. Très tôt, elle ne pût supporter les odeurs de cuisine, hésitant même à ouvrir le frigidaire. Puis elle bouda la nourriture qu’elle commença à rejeter. Les nausées devinrent de plus en plus fréquentes et douloureuses, bien qu’elle ne vomisse rien ou presque. Elle supportait courageusement l’épreuve, souriant, se déclarant très heureuse d’attendre un enfant. Cependant les hauts le cœur se répétaient inlassablement. « Cela va s’arrêter dès le troisième mois » assuraient à la fois le docteur et les amies mères de famille.
Mais aux quatrième, cinquième et sixième mois, en fin de saison des pluies, les nausées étaient encore continuelles. Marie-Céline n’avait guère pris de poids et sa fine silhouette avait à peine changé. Malgré une répulsion instinctive, elle s’obligeait à manger et elle s’astreignait à de longues périodes d’inaction, dans le noir, en repos absolu.
« Cela devrait maintenant cesser, assurément » nous dit le médecin généraliste de Bambey. Mais non ! Rien n’y fait ! Nonobstant le repos forcé et l’hygiène la plus stricte, le calvaire se poursuit inexorablement, Marie-Céline ne retenant qu’une petite moitié de ce qu’elle avale. Elle pense que le mal est dû à sa constitution, le fœtus appuyant sur son diaphragme. C’est une hypothèse. Toutefois je crois prudent de la renvoyer momentanément en France, estimant que le climat est la cause principale de ses souffrances. Le cumul de ces deux facteurs a sans doute un effet multiplicateur. Elle refuse catégoriquement, affirmant que nous ne pouvons nous séparer et que nous avons tous deux à affronter, ensemble, ces moments difficiles.
Décembre et janvier lui donnent raison car les nausées sont un peu moins fréquentes, mais toujours aussi violentes. L’abaissement de la température lui est favorable et bienfaisant. Marie-Céline est depuis des mois entourée de la sollicitude et de l’affection de nos amies qui l’encouragent, la conseillent, lui tiennent compagnie. Ce soutien est extrêmement précieux.
Bientôt, en théorie, arrive le terme, c'est-à-dire la joie de la naissance du bébé et la délivrance pour la mère. Le 2 février, Marie-Céline commence à perdre les eaux. Je l’emmène aussitôt à la maternité de l’hôpital général de Dakar, aussi vite que possible mais assez lentement pour lui épargner les immanquables soubresauts d’une piste cahoteuse. Après examen madame M., sage-femme patronne du service, déclare que la naissance n’est pas prête, qu’une petite perte d’eaux n’est pas suffisamment significative, que Marie-Céline doit retourner chez elle et attendre. Néanmoins, mon épouse est à peu près sûre de son fait. Et elle se trompe rarement ! Plutôt que de rentrer à Bambey, elle préfère rester quelques temps chez nos amis Mayolle qui habitent l’île de Gorée, l’endroit le plus frais et aéré de la côte. Médecin de la marine, Pierre Mayolle dispose d’une vedette qui lui permet de faire le trajet à sa guise, à toute heure.
Mais un tout petit bébé
Je retourne au CRA, rassuré de savoir ma femme en bonnes mains entre celles d’un médecin et celles de son épouse Josseline, mère expérimentée de trois jeunes enfants. Mais le surlendemain 4 février, j’apprends par téléphone que Marie-Céline vient d’accoucher d’une petite fille : Sylvie. Une toute petite fille d’un petit kilo huit cent, toute mignonne mais bien fragile. Mme M. affirme qu’il s’agit d’une prématurée.
« Non ! conteste mon épouse ; elle a seulement été sous-alimentée. »
Quoiqu’il en soit, Sylvie doit être immédiatement mise en couveuse. De retour à Dakar, c’est dans cette boite de verre, transparente, que je la découvre. Toute rose, elle ressemble à une petite minuscule naine ; ses menottes sont d’une minceur extrême, sa bouche entr’ouverte laisse échapper une mousse verdâtre de mauvaise augure ; elle n’a pas de cheveux et son crâne est couronné d’une bulle ovoïde de couleur bleuâtre vouée, paraît-il, à disparaitre sous quelques jours. Telle quelle, elle est adorable, mais ô combien faiblarde ! Marie-Céline dit avoir accouché sans trop de difficultés. Dans la nuit, elle a été sujette à des contractions et Pierre M. l’a emmenée à Dakar dans sa vedette. Cette traversée nocturne, accompagnée d’inévitables clapots, a peut-être accéléré les événements et facilité la naissance en arrivant à l’hôpital général. Elle a déjà un peu récupéré. Mais à la forme physique en voie d’être retrouvée et au plaisir d’avoir une jolie petite fille se mêle l’angoisse de la voir handicapée ou même de la perdre. C’est qu’en effet, notre première née ne semble pas vouloir vivre ! Elle ne veut rien absorber, surtout pas le bon lait de sa mère ! Elle n’a pas la force de téter le sein. De nombreuses tentatives restent infructueuses. Marie-Céline doit donc traire son lait abondant, lequel est mis dans une poire en caoutchouc et injecté de force dans l’estomac de Sylvie. Elle en rejette systématiquement la plus grande partie. Il faut alors la nourrir artificiellement avec du « Quinton », un sérum à base d’eau de mer, de glucose et de vitamines ; on lui fait régulièrement des piqûres de « Quinton », dans le dos, avec une grosse seringue d’aspect épouvantable.
Le destin s’acharne
Mais cela ne la nourrit pas. Elle pèse 1 780 grammes, ayant déjà perdu 20 grammes. L’excédent de lait de mon épouse est généreusement distribué aux autres bébés de la maternité, qui s’en régalent, notamment un certain Bruno B., né le lendemain, dont le rayonnant état de santé me rend fou d’envie. Comblé par la bienveillante compréhension de mon chef direct, René Tourte, et celle du patron, François Bouffil, je peux aller et venir à peu près à mon gré de Bambey à Dakar avec ma petite 2 CV. Plusieurs fois par jour, on pèse Sylvie avec précaution sur une balance de précision. 1 780 g ! Elle n’a pas perdu et n’a pas non plus gagné ! Pas étonnant puisqu’elle ne boit rien ou presque : quelque 10 à 20 g à chaque biberon, ce qui est très insuffisant ; elle n’a pas le réflexe de succion et mâchonne vainement la tétine sans en aspirer le contenu ; à la moindre tentative de lui faire ingurgiter davantage, elle s’étouffe et rend tout. Marie-Céline sait pertinemment qu’il ne faut surtout pas la forcer.
Cependant Sylvie n’est pas le seul bébé à problèmes à la maternité ; bientôt elle a dans sa couveuse un petit compagnon, puis deux, puis malheureusement un seul, le dernier n’ayant pas survécu. Cela nous fait froid dans le dos. Nous avons une peur bleue de perdre notre premier enfant. D’ailleurs, cette couveuse est-elle bien réglée ? De temps à autre, elle semble glacée comme un frigidaire, et parfois elle est bouillante comme une étuve. Nous prions pour que les deux petits bambins en soient délivrés au plus vite ; mais en vain. Au bout de six jours, 1 840 g ! L’espoir renaît.
Le point mort bas a peut-être été atteint et franchi et notre fille va sans doute vaillamment rattraper son retard et mettre les bouchées doubles. Mais non ! Le destin semble s’acharner contre notre pauvre progéniture maintenant sujette à la toxicose, la déshydratation. La diarrhée la vide inexorablement et elle redescend à 1 820 g puis 1 800 g, son poids initial, plus d’une semaine après sa naissance. Il faut la réhydrater, la baigner, la désinfecter, la réalimenter. Ce sera long, nous dit-on… et aléatoire. Marie-Céline a dû céder sa confortable chambre individuelle à de nouvelles arrivantes et a été déménagée dans une chambre commune qu’elle partage avec d’autres jeunes mères dakaroises en difficulté ; mais si la conversation est impossible du fait des différences de langage, le souci et la hantise sont les mêmes, créant un lien de solidarité : la survie du bébé. L’ambiance est lourde et le pire est souvent envisagé. Toutefois, si ce bébé ne peut pas vivre, on en fera un autre, pensent-elles. Ce n’est pas du tout mon avis, ni encore moins celui de Céline. Nous voulons garder Sylvie à tout prix ; nous y tenons plus qu’à notre propre peau.
Le changement de chambre a éloigné Marie-Céline de sa fille. Cela la peine énormément de ne pas l’avoir à l’œil 24 heures sur 24. Elle s’y résout stoïquement et se plait de la voir de temps en temps, même si Sylvie ne manifeste pas encore qu’elle reconnait sa présence, même si elle ne fait pas de risettes, même si elle reste le plus souvent inerte, amorphe, presqu’immobile comme dans un demi-sommeil ou un coma. Vivra-t-elle ? Nous sommes obnubilés par cette obsédante pensée. Marie-Céline continue à traire son précieux lait dont Sylvie ne boit qu’une maigre part, un petit quart environ en de nombreuses tétées de quelques dizaines de grammes seulement. Il faut être patient, espérant qu’un jour prochain son appétit se réveille. A moins qu’elle ne souffre en outre d’anorexie, comme sa mère lorsqu’elle était enfant ? Ce serait le comble ! Mais c’est pourtant bien le cas ! C’est donc la totale ! Malgré tout, notre Sylvie déterminée passe, à six semaines, le cap des deux kilos. C’est fort peu, mais c’est encourageant.
A la mi-mars, nous entrons dans la période la plus chaude et la plus sèche de l’année, souvent troublée par l’harmattan, ce vent torride provenant des régions sahariennes désertiques qui souffle parfois jusqu’à fin mai. Marie-Céline supporte courageusement sa claustration, son isolement, son inconfort, la séparation d’avec sa fille et son mari, et surtout la crainte permanente d’une quelconque nouvelle défectuosité de la santé de Sylvie. Depuis des semaines, elle fait les cent pas dans l’hôpital, sans distraction, sans plaisir. Par bonheur, une bonne amie de Bambey, Annick. P, arrive à son tour pour accoucher d’une charmante petite Pascale pesant près de six livres ! Quel bébé magnifique ! Durant quelques jours les deux amies papotent, s’encouragent, bâtissent des châteaux en Espagne. Ce répit, cet entracte, est toutefois de trop courte durée et le train- train monotone et routinier de l’hôpital reprend son cours.
La bonne idée : kidnapper notre fille
Un dimanche, je ne me rappelle plus dans quelles circonstances, je réussis à faire sortir Marie-Céline de l’hôpital, brûlant la consigne, et je l’emmène déjeuner et faire un tour aux bords de l’océan. Cette petite sortie salutaire, cette escapade imprévue, nous donne des idées. Nous allons sortir Sylvie de ce carcan où elle n’est pas vouée à rester ad vitam æternam ; nous allons la kidnapper ! J’achète un climatiseur Honeywell, une rareté à l’époque, et le fais installer dans notre chambre à coucher du CRA. Il pourra abaisser la température autour de 26-27°C et en saison humide, qui approche, il réduira le taux hygrométrique à un niveau supportable pour notre bébé. Peut-être ? Et le dimanche suivant nous emmenons notre Sylvie, enveloppée, cachée dans un lange, jusqu’au CRA. Nous laissons un mot indiquant que ce sont bien ses père et mère qui l’ont emportée et qui vont s’en occuper avec toutes les attentions souhaitables. Et puis, advienne que pourra ! Si la maréchaussée vient nous reprendre notre fille dans son berceau, nous la défendrons bec et ongles. Heureusement, rien de tel ne se passe et l’hôpital, mis devant le fait accompli, ne proteste pas, estimant probablement que l’aventure devra être tentée à un moment ou un autre.
Ouf ! Mais quel soudain changement de décor ! Et quelle responsabilité ! Le berceau de bois est volumineux pour ce petit bout de chou de rien du tout. Il repose sur de grands pieds qui lui permettent de se trouver à une hauteur commode, de près d’un mètre. Il est rehaussé d’un harmonieux col de cygne au sommet duquel on accroche une fine moustiquaire. Sur les bords, nous disposons régulièrement, durant toute la saison sèche, de grandes serviettes de bain imbibées d’eau fraîche afin d’humecter l’atmosphère de la chambre. Plusieurs fois par jour, Marie-Céline baigne Sylvie dans la cuvette de la salle de bains pour la réhydrater si bien que, progressivement, la toxicose disparait entièrement. Grâce aux soins maternels constants et à l’attention permanente de Marie-Céline, grâce certainement aussi à l’énergie vitale de Sylvie, notre petit bébé reprend peu à peu du poil de la bête, malgré la rigueur du climat. Il n’a plus de diarrhées ; il commence à sourire, à s’agiter, à ouvrir les yeux avec intérêt sur ce qui l’entoure ; il profite quoiqu’encore résolument anorexique. Il n’absorbe que quelques dizaines de grammes du bon lait de sa mère, en six biberons journaliers qui lui sont proposés. Encore faut-il une patience d’ange aux uns et aux autres pour qu’une séance de biberonnage ne dure pas une heure ! A chaque fois nous avons l’œil rivé sur l’échelle graduée. Ah ! Sylvie vient de prendre 50 g. Oh ! Elle n’a pris que 30 g. Surtout pas de précipitation, pas d’a priori ; laissons la régler elle-même son appétit. Notre moral est évidemment dépendant des indications du pèse-bébé. Par miracle, elles vont dans le bon sens ; lentement, certes, mais assez régulièrement. Et voilà qu’à trois mois, Sylvie pèse enfin trois kilos ! Mais ne crions pas victoire ! En effet Sylvie persiste à refuser au moins partiellement le biberon. Sachant qu’il ne faut pas insister, faut-il passer au lait en poudre Guigoz ou Pélargon, au sujet desquels nos amies du centre sont résolument opposées, partagées entre deux clans momentanément irréconciliables. Faut-il lui donner du lait de soja ? Ou encore changer de partenaire ?
Samba, notre brave boy, s’y initie avec plaisir, prend Sylvie dans ses bras, la promène, la berce, la cajole, lui fait des discours… et lui donne le biberon.
Une nounou miraculeuse
Mais le brillant succès revient à notre chère amie Annie Fauché à laquelle nous confions Sylvie pour une petite semaine et qui, d’un coup, nous la rend transformée sinon en goinfre du moins en bébé normal avalant les biberons non plus en dizaines mais en centaines de grammes. Qu’elle en soit éternellement remerciée ! Elle devient d’ailleurs la marraine de Sylvie baptisée à la mission catholique de Bambey. Dès lors, la situation évolue favorablement, bien qu’encore sensible.
L’hivernage, la saison des pluies, amène un certain abaissement de la température ; nous pouvons sortir Sylvie au dehors, à l’ombre des cailcedrats, sur la terrasse, dans un parc avec une couverture de sol et des joujoux.
Elle n’est pas très remuante, sauf lorsque nous lui adjoignons Pascale qu’elle a peu à peu rattrapée quoique de deux mois son ainée. C’est un plaisir de les voir toutes deux gesticuler, s’amuser, bredouiller ; les deux mamans se régalent de leurs facéties.
L’angoisse est-elle alors définitivement derrière nous, aux oubliettes ? Non, pas complètement, car certains jours Sylvie reste parfois dans la même position dans son parc, sans bouger, une heure ou deux. La pauvre poulette a victorieusement lutté pour sa survie et y a forcément laissé pas mal d’énergie et de fatigue. A six mois, elle pèse 4 kilos ; à neuf-dix mois, 6 kilos ! Elle rattrape peu à peu son retard, son handicap, un terme que nous ne voulons jamais prononcer de peur qu’il nous porte malheur. Nos amis dakarois, les Mayolle, nous confient pour une quinzaine leur magnifique petite fille de quatre ans, Florence, aux cheveux d’or. Elle nous fait envie.
Et enfin une belle femme
C’est alors que s’annonce un numéro deux. Pas d’hésitations, cette fois ; malgré ses réticences, Marie-Céline doit rentrer en France pour y développer une seconde grossesse paisible, sereine et fructueuse. Elle y emmène Sylvie et la présente à l’examen du médecin de famille lequel prescrit impérativement de ne pas la ramener sous les tropiques. Ce verdict entraîne irrémédiablement un changement de cap de la carrière du père de famille.
Sylvie accusera un léger retard de croissance jusqu’aux environs de l’âge de sept ans, puis grandira en taille, en appétit, en savoirs de toutes sortes, devenant une brillante informaticienne chez Hewlett Packard. Vingt-cinq ans plus tard, elle revint sur les lieux de ses premières victoires, à Dakar, au CRA, sur la terrasse de notre ancienne maison, à la mission catho dont elle fût l’héroïne d’un jour. Dieu ! Quelle épreuve ! Merci de l’avoir si bien terminée, après l’avoir si mal débutée.
Le Pouget, novembre 2013
Philippe Demombynes
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