Dans la chaleur de l’été 1957, j’étais fort impatient et anxieux de tenir Marie-Céline non seulement dans mes bras, mais aussi dans mon lit.
J’en rêvais le jour et la nuit. Elle était si belle, si vive d’esprit, si habile et enjouée !

Nous venions d’approcher le Paradis lors d’une escapade de trois semaines dans une île grecque au Club Med ou nous résidions toutefois séparément ; elle, sagement, dans le quartier des filles, moi, me morfondant, dans le quartier des garçons.
Cependant nous nous étions promis avec enthousiasme d’unir nos destinées dès que possible.
Hélas, comme nous allons le voir, pas mal d’étranges entraves se mirent en travers de ce projet qui tourna au parcours du combattant, auquel, heureusement, j’étais rôdé.

Des fiançailles faute de mariage
Peu après le décès d’Adrienne P., grand-mère maternelle de Marie-Céline, survint celui de Maurice G-D., grand-père paternel de Philippe. L’ambiance n’était donc pas aux réjouissances, d’autant moins que le docteur Louis P., grand-père paternel de Marie-Céline était très malade. Dans ce contexte morose nos deux familles ne pouvaient envisager d’organiser la fastueuse cérémonie à laquelle nous aspirions tant : un grand et beau mariage. Inexorablement, le temps passait, mon congé tirait à sa fin. Je devais prochainement reprendre, pour près de trois ans, mes fonctions au CRA, Centre de recherches agronomiques de Bambey, au cœur du Sénégal. La mort dans l’âme, nous décidâmes de nous fiancer, puis de nous marier quelques mois plus tard. Evidemment, ce report nous laissa à tous deux un goût amer. Saurions-nous reculer pour mieux sauter ?
J’emmenais ma chérie chez Fred, bijoutier en vogue entre la Concorde et la Madeleine, pour choisir un joli saphir de Birmanie serti de diamants. Par ailleurs, Paul et Vévette, parents de Marie-Céline improvisaient au Pouget un succulent repas de fiançailles où nous étions entourés d’une douzaine de nos plus proches parents. Thérèse, l’épouse du docteur Louis, ne voulait quitter d’un pouce son mari moribond. Vêtue de noir, elle observait la fête du haut de sa fenêtre de l’étage, partagée entre douleur et joie, et nous assurant de leur total assentiment et même de leur bénédiction. Entrevoyait-elle déjà un passage de relais de son cher Pouget ?
Quelques jours plus tard, début octobre, c’est le cœur gros que j’embarquais à Marseille pour rejoindre mon poste. Sitôt de retour au CRA, je fus harassé de questions. Le célibataire endurci que j’étais jusqu’alors s’était-il, enfin « fait tout petit devant une poupée » ? Comment était-elle ? Montrez-nous les photos ! Où et quand le mariage ? Pourquoi pas ici même ? Ce serait chouette !
Les réactions étaient unanimement enthousiastes et chaleureuses.

Une attente interminable
Bien malencontreusement le patron dut m’envoyer aussitôt en mission au fin fond de la Casamance. A cette époque, le courrier France-AOF, déjà fort long, était inexistant dès lors qu’on était en pleine brousse et de surcroît en constant déplacement. Nous restâmes ainsi plus de deux mois sans nouvelles l’un de l’autre. Dure période, angoissante pour chacun de nous. Les promesses des fiançailles se seraient elles évaporées au soleil d’Afrique ? Y avait-il hésitations, peur, voire renoncement ? Heureusement, il n’en était rien. L’amour tenait bon, autant que la raison.
Le docteur Louis étant décédé peu après notre séparation, nous nous accordâmes pour nous marier au Pouget, à la mi-février 1958, le jour de la Saint Valentin.
Malgré l’hiver, les jours nous parurent effroyablement longs, interminables.
J’obtins aisément de l’aimable directeur par intérim, Louis Sauger, un congé exceptionnel de quinze jours, pour cause de mariage. Nous avions, à la régulière, fait publier les bans, chacun dans nos paroisses. De plus, le Père de St A., parrain de Marie-Céline, qui officiait au Saint-Siège, nous avait acquis la bénédiction du Pape ! Bien qu’à l’époque on travaillât le samedi, L. Sauger m’accorda même de prendre le vol hebdomadaire du vendredi soir, me faisant ainsi gagner un temps précieux.
Nous avions conçu le projet que j’arriverais en France quelques jours avant le mariage pour contribuer aux préparatifs de la cérémonie, puis qu’ensuite nous nous envolerions vers le Portugal pour une semaine de lune de miel avant de rejoindre Dakar. Les premiers avions à réaction, « jets », des Vickers Viscount venaient d’apparaitre sur la ligne. Certes, les passages étaient chers, mais ils nous donnaient en retour… des secondes… des minutes… des heures de bonheur alors que nous brûlions de nous retrouver.
Je passe donc commande à l’agence Havas de Dakar pour suffisamment de francs français et d’escudos portugais, pour un passage avion Dakar-Paris, deux passages Paris-Lisbonne, plus deux Lisbonne-Dakar, et une réservation de huit jours à l’hôtel Florida, avenida da Liberdade, proche de la place Bompal. J’étais déjà un bon client régulier de cette agence Havas car presque chaque année, avec l’aide de l’avion, j’effectuais, en entier ou en partie, une ou deux tournées vers Bamako, Niamey, Ouagadougou, Lomé, Abidjan, Conakry afin de mettre en place, avant semailles, la future campagne d’essais agronomiques dans nos stations annexes, ou bien, après récoltes et analyses, de faire part des résultats des expérimentations à nos collègues des services territoriaux de l’agriculture.

De l’euphorie au désespoir
Havas, quelques semaines plus tard, m’informe aimablement que ma commande est à ma disposition.
Le mercredi matin, L. Sauger, bon complice, m’envoie « faire les courses » à Dakar, distante d’environ 135 km, dont une soixantaine d’une mauvaise piste sableuse épouvantable jusqu’à Thiès, suivie d’une autre soixantaine de latérite assez roulante jusqu’au célèbre « kilomètre 15 » où le goudron menait au centre-ville ou à l’aéroport de Yoff. De bon matin, le cœur joyeux, j’arrive sereinement à Dakar dans ma petite 2 CV Citroën. Il y avait assez peu de courses à faire pour le CRA ; ma besogne accomplie, j’ai tout loisir de passer à l’agence Havas et d’en retirer mon passeport, mes billets avion, mes réservations, mes espèces que je range précautionneusement dans ma belle serviette de cuir noir.
Quel bonheur ! Tout joyeux, je décide d’aller déjeuner au Lagon, restaurant réputé, bâti sur pilotis dans l’océan, relié à la terre ferme par un ponton d’une cinquantaine de mètres. Vite fait, je gare ma voiture à proximité, y laissant mon barda et ma précieuse serviette. Puis, ayant opté pour une savoureuse langouste grillée, je pique un plongeon en attendant qu’elle soit servie.
Quel régal ! Quelle belle journée ! Quelle joie de vivre ! Et d’aller, dans trois jours, embrasser ma bien-aimée. Je me délecte de cette perspective en sirotant tranquillement mon café.
Revenant à ma voiture pour rentrer sur Bambey, j’observe immédiatement au travers de la vitre que ma serviette n’est plus sur le siège. Pensant d’abord que tout grisé de soleil, de joie, d’impatience et d’illusions je me suis trompé de véhicule, j’avise une 2 CV voisine. Il ne s’y trouve rien. Inquiet, je vérifie la plaque d’immatriculation et constate avec amertume que je suis bien en présence de ma propre 2 CV à l’intérieur de laquelle ma serviette a mystérieusement disparu. Stupéfait, je remarque alors une trace d’effraction sans doute effectuée avec un outil ressemblant à un gros tournevis avec lequel, côté chauffeur, la demi-vitre a été soulevée puis refermée après le vol.
Ô rage ! Ô désespoir ! Mon sang ne fait qu’un tour. Solitaire, désemparé, je ne repère aucun indice susceptible de me mettre sur la piste du voleur. Il est près de quatorze heures ; le soleil cogne lourdement ; tout est désert et immobile. Je me rends aussitôt au commissariat, y réveille le factionnaire assoupi dans son fauteuil et lui conte ma mésaventure.
D’un bond, il se dresse alors immédiatement sur ses ergots, et arpentant la salle de long en large triomphalement, s’exclame ;
- Ce n’est pas une affaire territoriale… ce n’est pas une affaire na-tio-na-le… c’est une affaire IN-TER-NA-TIO-NA-LE !... Vol de passeport !
Il n’était pas peu fier de traiter un cas si rare et si important. Et vu son comportement déterminé, je m’attendais à quelque miracle ou autre action d’éclat.
Au lieu de quoi, se rasseyant tranquillement dans son fauteuil, puis approchant sa vieille machine à écrire, il se prépare à enregistrer ma déclaration.
Je dus répéter au moins trois fois mes nom et prénom, les épelant lettre par lettre, pour qu’il les tape enfin avec deux doigts maladroits. Ce fût long, très long. Bouillant de colère et d’impatience, mais me contenant, je résumais, abrégeais tant que possible, répétant inlassablement. La séance dura tout de même plus d’une heure. Après avoir signé ma déposition, je lui demandais :
- Et maintenant ?
- Ah ! Mon pauv’ mossieu, je peux ‘ien fai’ !
- Comment ça ?
- Je vais t’ ansmett’e à ma hié’ a’chie.
Cependant, bon enfant, voyant mon désarroi, il me confie son point de vue : le voleur aura pris l’argent français et portugais, ce dernier en cours au Cap Vert, puis aura laissé le reste, peu négociable, dans la serviette qu’il aura jetée derrière un rocher le long de la plage.
De trois à cinq heures de l’après-midi, sous un soleil de plomb, j’explore minutieusement mais vainement chaque rocher de cinq kilomètres de plage. Bredouille, je reviens à ma voiture, harassé de fatigue, d’angoisse, de détresse. Que faire ?
Il sera bientôt temps de rentrer à Bambey.
Auparavant, je songe à l’essentiel ; retourner en vitesse à Havas et y retenir ferme une place pour l’avion de vendredi soir.
Tant pis pour l’argent, les réservations, les billets de retour. L’important est d’attraper le vol d’après-demain. C’est la première nécessité. Encore que... quid du passeport ?
Le hall d’Havas est vide. Quatre gentilles jeunes femmes travaillent à leurs guichets, derrière des vitres. Je sollicite le chef d‘agence et lui narre, à haute voix, ma mésaventure. Il me reconnait parfaitement, et complaisamment, en apparence au moins, il se déclare impuissant à une quelconque réparation.
- Ce n’est pas ce que je vous demande. Je veux seulement un billet pour Paris vendredi soir.
- Vous avez de la chance ! Il reste juste une place et une seule.
- Je la prends !
- Bien. C’est trente mille francs CFA.
- Mais je n’ai pas présentement une telle somme sur moi !
- Alors je ne peux vous réserver cette place unique.
J’élève soudain fortement la voix.
- Comment ? Vous ne pouvez pas ! Mais c’est impensable ! Vous me connaissez comme un client régulier et vous m‘avez, ce matin même, remis ma commande. Je vais vous donner un acompte, ce que j’ai dans mon portefeuille, et demain jeudi, à la première heure, à votre ouverture, je vous apporterai le complément. De grâce, réservez-moi cette ultime place !
- Je comprends votre problème, monsieur, mais, hélas !, je ne puis vous satisfaire. Si, d’ici quelques minutes, avant la fermeture, un autre client arrive avec trente mille francs, je suis obligé de lui remettre cette place. C’est la règle.
Dépité, haletant, en désespoir de cause, je hurle :
- Mais, monsieur, je vais me marier !
J’entends alors derrière les vitres un brouhaha de voix féminines qui n’avaient rien perdu de notre conversation et qui échangeaient leurs impressions :
- Comme il est plaisant et gentil, ce jeune homme ! Comme il est malheureux ! Et il va se marier !
- Taratata, il est toujours célibataire ce joli garçon. Moi, il me plaît assez. S’il reste là… je…
- Quelle peau de vache que ce directeur ! Il devrait comprendre, faire un geste, déroger au règlement.
- Oui, pour une fois. D’ailleurs, on le connait, il voyage souvent, il a de l’argent Je mettrais ma main au feu qu’il ramènera l’argent demain matin à l’ouverture. Mais s’il ne part pas, moi je tente ma chance.
Je restai là, désemparé, perplexe, sans voix. J’hésitai entre implorer le directeur à genoux ou lui casser la figure. En tous cas, j’occupai le terrain, décidé à contrer tout prétendant au prochain vol sur Paris. Subitement, peu avant la fermeture, la porte de l’agence s’ouvrit précipitamment, laissant entrer une belle dame portant sous le bras une serviette noire fort semblable à la mienne.
- Ma serviette ! m’écriai-je en me précipitant impoliment, insolemment sur cette inconnue.
- C’est votre serviette ? dit-elle en reculant.
- Oui, à coup sûr. Je la reconnais. Comment se trouve-t-elle en votre possession ?
- Je viens, à l’instant, de la voir sur le siège de ma voiture dont la fenêtre était entr’ouverte.
- Vous avez une 2 CV ?
- Non, une 15 CV Citroën.
- Et vous avez déjeuné au Lagon ?
- Pas du tout. J’avais garé ma voiture place de la cathédrale quand, vers 17 h 30, j’ai découvert cette serviette dont, sans doute, quelqu’un s’est débarrassé en hâte. Voyant qu’elle contenait, entre autres, un billet d’avion pour vendredi, délivré par Havas, je venais vite la remettre à l’agence.
- Oh ! Madame, laissez-moi vous embrasser. Vous n’imaginez pas le bonheur que vous me faites. Je ne sais comment vous remercier.
Ce fut la relaxation générale derrière les vitres ou certaines secrétaires essuyaient déjà une larme. Applaudissements, félicitations, sourires, liesse collective s’ensuivirent.
Par la suite, je m’inquiétai de savoir si ma serviette retrouvée était complètement vide. Je poussais un grand OUF de soulagement, après cette extrême tension nerveuse, en constatant que le voleur n’avait dérobé que l’argent, délaissant passeport, billets avion, réservations. L’essentiel, donc, y demeurait. Pour un peu, si je l’avais connu, j’aurais récompensé le voleur de son éclectisme.
Retrouvant mes esprits, rasséréné, j’embrassai de nouveau mon charmant sauveur, l’inondant de louanges et tout guilleret je pris congé du sensible staff d’Havas.
Tout au long de ma route de retour, je songeai à la malchance, puis à la chance que j’avais éprouvées brutalement, en l’espace de quelques heures. Je me culpabilisai férocement d’avoir, sous l’empire du ravissement, du délire, très imprudemment abandonné ma serviette, apparente, dans ma fragile 2 CV. C’était tenter le diable ! Finalement, la perte de l’argent était le moindre mal.
Mais pourquoi donc, et comment, tout cela est-il arrivé ?
Est-ce une hésitation, un caprice du destin ? Est-ce un présage, une prémonition ?

Un décollage difficile
Le surlendemain, à l’aube, avec l’aide de mon boy, je prépare mes affaires, en l’occurrence une valise légère. J’allai ensuite à mon travail. J’y fus interrompu dans la mi-journée par une visite de L. Sauger.
- Comment comptez-vous vous rendre ce soir à l’aérodrome ?
- Avec ma 2 CV que je laisserai, vide, durant une quinzaine, sur le parking de Yoff.
- Pas question ! C’est trop risqué ! Et puis de toute façon, je veux qu’à votre retour, nous ramenions madame Demombynes dans la confortable 403 noire, ornée de rideaux à fleurs, en dentelle, et agrémentée de jolis bouquets. C’est un événement que nous tenons à honorer comme il se doit.
- Oh ! Vous êtes trop bon ! Ce n’est pas la peine !
- Si, si ! J’insiste. Inutile de discuter. Dès 18 heures, la 403 blanche et son chauffeur Massaer seront à votre disposition devant chez vous.
- C’est vraiment gentil, merci beaucoup !
- A bientôt, donc, et bon mariage !
Puis, se ravisant :
- Au fait, pourriez-vous, par la même occasion, emmener notre ami Catherinet qui doit justement descendre à Dakar ?
- Bien sûr ! Sans problème, avec plaisir.
Après moult recommandations et consignes concernant les tâches à accomplir durant ma courte absence, je quitte mon travail vers 18 heures, satisfait, content, heureux, sautant de joie à la pensée d’embrasser Marie-Céline, de la serrer bien fort tout contre moi.
Je prescris au boy de nettoyer, laver, rafraîchir la maison, entièrement, y compris la cuisine, son domaine réservé, de changer les draps, de tout ranger. Je prends ma douche et enfile un joli costume léger, en lin. Me voilà fin prêt vers 18 h 30. Catherinet n’est pas encore arrivé, mais cela ne saurait tarder. Un quart d’heure plus tard, je lui envoie le boy pour l’activer, et finalement, il me rejoint tranquillement bien après 19 h.
- J’avais à terminer quelques travaux au labo, mais me voilà. Excusez-moi. Nous avons encore largement le temps.
Voire ! Je ne tenais nullement à être en retard à Yoff. Sous les tropiques, il n’y a pratiquement pas de crépuscule. En moins de 10 minutes, la nuit succède à la clarté du jour. C’était le cas en février, à 19 h.
- Allez, Massaer, en route !
Nous venions de quitter le CRA de quelques kilomètres quand Massaer allume ses phares. Aussitôt, une vilaine fumée noire, opaque, malodorante se répand depuis le commodo en plastique, menaçant un court-circuit ou un incendie.
- Eteins tes phares, vite, et reviens dare-dare au CRA, lui dis-je.
Dans une demi-pénombre nous y croisons L. Sauger, engagé dans une partie de pétanque.
- Qu’y-a-t-il ? Vous avez oublié quelque chose ? L’heure tourne !
- Non, mais la 403 risque de s’enflammer. Je prends en vitesse ma 2 CV. L’avion décolle à 21 h 45.
- Pas du tout ! Vous vous souvenez de ce que je vous ai dit. Vous prendrez la seconde 403, la noire, celle du second chauffeur, N’doulo, qui est actuellement à Bambey-village. Massaer ira le chercher.
Effectivement Massaer part en trombe, mais hélas, non prévenu, N’doulo est introuvable !
Le temps passe.
De tempérament impatient, je me contiens du mieux possible. Catherinet, indifférent, regarde les premières étoiles. La partie de boules est interrompue.
- Prends ma 403. Catherinet la ramènera, me propose gentiment mon ami M.Tardieu.
- Non, non, coupe L. Sauger, N’doulo ne va pas tarder.
L’attente est, pour moi, difficilement supportable. Enfin, bien tardivement, N’doulo et la 403 noire sont à notre disposition. Il est 19 h 45. Plus que seulement deux heures pour atteindre Yoff, à 120 km de piste et 15 km de macadam. C’est faisable,mais sans lambiner.
- Nous irons directement à Yoff, dis-je à mon compagnon, puis N’doulo vous mènera en ville.
OK ! C’est parti ! Dans la nuit déjà noire, nous roulons aux phares, sans bien nettement distinguer les inégalités de la piste, et à bonne allure.
Nous avions parcouru une petite vingtaine de kilomètres, lorsqu’entre les villages de Dangalma et de Khombole nous percevons soudain un grand bruit, un choc violent qui nous fait sursauter. N’doulo arrête la Peugeot pour constater les dégâts. Nous avons buté sur un profond nid de poule et la roue avant droite est endommagée ; le pneu est crevé.
- Nous ne pouvons continuer plus loin ; il nous faut du secours, un dépannage, affirme N ‘doulo.
Cette fois, la coupe est pleine ! Malheur de malheur ! C’est pas vrai ! C’est un cauchemar ! C’est foutu ! ! J’enrage, mais il faut faire face de toute urgence. Je dis à mon ami :
- Nous allons faire du stop. Nous arrêterons le premier véhicule venu. S’il va vers Dakar, nous l’emprunterons ; s’il va dans l’autre sens, vous le prendrez seul, le détournerez de quelques kilomètres sur le CRA et sauterez dans la 403 de Tardieu pour me rejoindre à toute vitesse, à moins qu’entretemps, je n’aie trouvé une occasion directe pour Yoff.
- Entendu.
L’attente est vaine, intolérable. Aucun bruit de moteur dans le silence de la nuit. Je scrute ma montre à chaque minute, désespéré, me disant qu’à coup sûr, maintenant, j’ai loupé mon avion.
Il est environ 20 h 30 quand vient de Dakar le camion d’un commerçant syrien se rendant à Djourbel. Il consent à prendre Catherinet et à faire un détour par le CRA.
- Bonne chance ! Faites vite, lui dis-je.
Resté seul dans l’espoir très hypothétique d’une voiture bolide vers Dakar, et n’y croyant plus, je prends conscience de la présence de N’doulo encore assis tranquillement sur son siège.
- Que fais-tu là, inactif ? Tu as certainement une roue de secours dans ton coffre ! Qu’attends-tu pour la changer ?
N’doulo s’affaire aimablement et rapidement; en peu de temps la roue défaillante est changée.
- Pousse-toi de là. Je prends le volant.
Je fais un petit essai, et oh miracle ! Ça roule ! C’est réparé ! WROM-WROM, sans attendre le retour de Catherinet et de la 403 de Tardieu, j’appuie sur l’accélérateur et fonce à corps perdu. Il me reste moins d’une heure et quart pour 115 km. C’est possible, malgré le tronçon de mauvaise piste. Par le plus heureux des hasards, je ne rencontre aucun obstacle, aucune difficulté. Parvenu à Thiès, sur la latérite, je roule à 130 et parviens en trombe à Yoff. Attrapant mon baise-en-ville, je saute de la voiture et j’entends :
- Dernier appel pour M. Demombynes, dernier appel !
Courant comme un dératé, je brûle en un clin d’œil les contrôles de police et de douanes qui, compatissants, ferment les yeux sur mon cas. Je débouche sur l’aire d’embarquement.

C’est enfin parti pour une vie de bonheur !
Le beau Vickers Viscount a lentement démarré vers la piste d’envol. Trop tard !
Mais, par miracle, il stoppe un peu plus loin, sans doute alerté de mon arrivée, via la tour de contrôle. Il ouvre et déploie son escalier pliant. Je m’y engouffre, essoufflé, pantelant.
Malgré le ronronnement des deux moteurs à réaction, je m’endors à demi, perclus de fatigue. Je ne pense plus à N’doulo, à Catherinet, au CRA. Je n’ai d’yeux que pour Orly et pour Marie-Céline. Néanmoins, je ne peux m’empêcher de m’interroger.
Pourquoi ces caprices du destin ?
Pourquoi ces obstacles, ces imprévus presqu’insurmontables ?
Ces épreuves sont-elles un test nécessaire ? Avais-je à les surmonter pour mériter la main et l’amour de celle qui serait ma chère épouse jusqu’au bout de notre vie ?

Le Pouget, octobre 2013
Philippe Demombynes


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