Le moratoire concernant la culture en France des plantes dites OGM, m’a conduit – a posteriori – à replacer cet événement qui n’est pour beaucoup qu’un épiphénomène, dans le problème beaucoup plus ancien et grave de la propriété des ressources génétiques.

On peut en effet se demander si cette décision prise officiellement en fonction du « principe de précaution », n'aurait pas aussi été fondée sur des raisons plus « commerciales ». Quelle aurait pu être en effet la décision si la recherche française avait été en pointe sur les manipulations génétiques et si le maïs OGM de Monsanto avait été fabriqué par Limagrain ou l’Inra ?
J’avais été sensibilisé lors de mes premières missions au Brésil par l’inquiétude manifestée par mes collègues brésiliens de l’Embrapa à propos des missions scientifiques américaines appelées officiellement « botaniques » qui se succédaient dans tout le bassin Amazonien, l’explorant en tous sens pour, théoriquement, en mieux connaître la flore mais, en fait, pour rapporter dans leurs laboratoires des semences et plants indispensables à leurs recherches, premiers balbutiements de leurs manipulations génétiques. Me reviennent en mémoire les propos désabusés d’un généticien qui, me rappelant l’adage populaire selon lequel « Dieu est brésilien », soulignait qu’il n’avait jamais été aussi vrai depuis que les pays riches – sous-entendu, les Américains – venaient piller à leur profit les richesses végétales dont Dieu avait doté le Brésil. Le « vol » des graines d’hévéa par Henry Wickham, en 1876, qui entraîna le développement de l’hévéaculture dans le sud-est asiatique, reste en effet un souvenir cuisant dans la mémoire collective des scientifiques brésiliens.
En 1981, le revirement politique qui intervint en France conduisit aux commandes de l’Etat des hommes et des équipes animés du désir de faire bouger les choses et de rénover les méthodes d’action sans pour autant y être bien préparés. Ce fut particulièrement le cas au ministère de la coopération avec l’arrivée de Jean-Pierre Cot. C’est ainsi que le Gerdat fut appelé, au printemps 1982, à prendre contact pour un échange d’idées avec un membre de son cabinet en charge de la politique de coopération scientifique. Je fus désigné pour ce premier contact en tant qu’économiste rural et me retrouvais rue Monsieur en face d’un jeune conseiller technique que je connaissais vaguement de nom car il était économiste et maître de conférences à la Sorbonne et à Normale sup : Erik Arnoult qui ne s’appelait pas encore Erik Orsenna. Ce premier échange m’apparut plein de promesses : j’avais affaire à un homme jeune, à la brillante intelligence, bouillonnant d’idées et désireux, à l’image de son ministre, de réformer radicalement la politique de coopération, de lui donner des bases et un contenu plus scientifiques et de préparer le développement futur et attendu des jeunes États africains. Très conscient de son inexpérience, il me demanda de lui préciser rapidement quel pourrait être l’apport des chercheurs du Gerdat – organisme d’un intérêt particulier à ses yeux car faisant de la recherche appliquée au développement – aux réflexions que son ministère allait entreprendre. En fait, il aurait aimé que nous fassions, dans cette optique, de la « futurologie scientifique » pour apporter un éclairage scientifique à l’étude prospective sur certains produits de base (céréales, sucre, soja et autres protéagineux, arachide, coton, café, cacao, produits nouveaux) qu’il venait de commencer avec un groupe de travail, à la demande de MM Cheysson et Cot. Cette étude était destinée à fournir au gouvernement les éléments d’une politique et un argumentaire à développer lors des négociations internationales programmées (avenir du STABEX, préparation de Lomé III et CNUCED VI).
Il avait deux idées-forces témoignant de l’idéalisme associé aux soucis concrets du socialisme accédant au pouvoir :
- assurer l’autonomie et la sécurité des approvisionnements de la France ;
- contribuer à résoudre le problème de la faim dans le monde.
Bien ennuyé par cette demande, je pris conseil d’Hubert Dubois, le nouveau président du Gerdat, plus à l’aise dans la diplomatie que dans l’agronomie, et maître en relations « officiellement officieuses », puis de Jean Pagot, directeur de l’Iemvt, et Guy Vallaeys, directeur adjoint de l’Irat, nos deux spécialistes de la recherche agricole internationale, tous deux membres du Groupe consultatif pour la recherche agricole internationale.
En définitive, il fut décidé, au vu de l’importance de l’agriculture dans les préoccupations du moment, que Guy Vallaeys et moi retournerions voir Erik Arnoult pour lui proposer de créer avec lui un « think tank » constitué des esprits les plus fertiles et les moins complexés des instituts dits « spécialisés ». Il m’avait dit en effet qu’il savait fort bien que les scientifiques étaient en général réticents à avancer des hypothèses qu’ils n’avaient pas déjà testées. Il fut alors décidé d’y répondre avec l’intervention de l’Irat, Ircc, Irct, et Irho.
Nous lui refîmes donc une visite en août 1982 avec nos propositions qui furent acceptées sans restriction et c’est ainsi que deux ou trois réunions eurent lieu à l’automne dans un des splendides bureaux du quai d’ Orsay. Curieusement, une troisième idée-force venant de certains des représentants du Gerdat, émergea des discussions : Veiller à ce que les ressources génétiques ne soient pas monopolisées par un pays, un organisme, une société ou même un laboratoire afin qu’elles restent à la disposition de toute la communauté scientifique et, dans le futur, de l’Etat qui les détient.
Aucun compte-rendu de ces réunions n'avait été rédigé mais je me rappelle que les participants perdirent vite leur timidité dans les « ors de la République » et oublièrent leurs complexes de départ ; les idées novatrices, parfois à la limite du rêve scientifique, fusaient de part et d’autre et notre hôte en sembla si ravi qu’il demanda à poursuivre et à approfondir ces échanges. D’ailleurs, il m’avait demandé à aller par la suite visiter « incognito » le centre de Montpellier pour mieux comprendre les problèmes que se posait la recherche et approfondir certaines questions en petit comité.
Malheureusement cette réflexion originale n’eut pas de suites car Erik Arnoult fut nommé en mars 1983 conseiller culturel à la Présidence de la République en remplacement de Paul Guimard. Il commençait en effet à être connu du monde des lettres sous le nom de plume d’Erik Orsenna à la suite de la publication de ses romans « La vie comme à Lausanne », publié en 1977, et « Une comédie française », en 1980.
Je me suis souvent demandé depuis si le Gerdat n’aurait pas été en partie à la base des réflexions ayant conduit notre interlocuteur d’alors à écrire « L’exposition coloniale » qui lui valut le prix Goncourt en 1988 !
En réalité, le feu n’était pas éteint car, quelques temps après son installation à l’Elysée, le nouveau conseiller « culturel » me téléphona pour me demander si le Gerdat pourrait lui fournir les bases scientifiques d’un document qui lui était demandé par le président sur la propriété des ressources génétiques. Bien entendu, une réponse affirmative lui fut faite et je demandais à nouveau à Guy Vallaeys de se joindre à moi pour retourner à l’Elysée faire le point sur cette demande surprenante. Nous en ressortîmes avec des indications sur ce qu’attendait le président qui voulait défendre dans des débats à venir (lesquels ? je ne sais plus) l’impossibilité pour quiconque (Etat, organisme ou individu) de s’approprier à des fins égoïstes des ressources génétiques faisant partie du patrimoine de l’humanité tout entière.
Dépassés par l’ampleur et l’importance du sujet à traiter, il fut demandé à G. Vallaeys de prendre en charge la préparation d'une réponse avec la collaboration des chercheurs les plus compétents de l’Irat. Je ne sais comment il s’y prit mais quinze jours ou trois semaines après nous revenions à l’Elysée avec un papier de trois ou quatre pages dont ni l'Irat, ni le Gerdat n’ont gardé copie. Il ne devait pas avoir grand intérêt car, déjà jugé trop long pour être soumis à l’entourage du président qui ne lisait que les notes de moins d’une page, il ne fut, à notre connaissance, jamais utilisé.
Ainsi se terminèrent les relations du Gerdat avec un grand romancier, maintenant académicien, mais aussi auteur d'une vie d'André Le Nôtre et président de l'Ecole du paysage.
Si je raconte maintenant, quarante ans plus tard, cette anecdote amusante, c’est simplement pour montrer que le problème de la propriété des ressources génétiques n’est pas nouveau et qu’il préoccupe depuis longtemps les milieux scientifiques et, parfois, les pouvoirs politiques.

Bernard SIMON
 


Ajouter un Commentaire

Enregistrer