Il s'agissait d'un homme qui connut ensuite un brillant destin : Jean Keutcha qui fut ensuite sous-préfet, préfet, plusieurs fois ministre (dont de l'agriculture) et ambassadeur en Chine en fin de carrière.

Jean KeutchaEn 1955, arrivé depuis peu en pays bamiléké, je ne savais pas grand-chose sur le caféier et rien du tout sur l'arabica, la grande production d'exportation de cette zone. En charge de la région agricole, j'avais lié amitié avec un « vieux » (pour moi qui avait à peine trente ans) conducteur de travaux agricoles en poste à la station du quinquina dirigée par le redoutable Marcel Lagarde et son impératrice d'épouse. Nos relations étaient discrètes car, travaillant pour le quinquina, il n'aurait pas été « de bon ton » qu'il ait des rapports avec les autres agronomes de la région qui échappaient à la tutelle du « patron ».

Notre rapprochement fut probablement dû au fait que nous étions tous deux en bagarre avec Lagarde, qui, outre ses responsabilités agricoles, était membre de l'Atcam (Assemblée territoriale du Cameroun) et politiquement influent à l'époque. Or, il n'appréciait pas l’influence de son subordonné sur les grands chefs bamiléké (Bafou, Foréké-Dschang, Bandjoun, Baleng...) ni ses ambitions politiques qui risquaient de lui « faire de l'ombre ». Pour ma part, je cumulais de gros défauts : je ne dépendais pas de lui et le lui avais fait sentir, j'étais un Agro-Paris venant de l'état-major de Yaoundé, parachuté à Dschang sans son accord par un directeur qui voulait se débarrasser de moi et, qui plus est, je devais donner priorité à la conservation des sols et à la caféiculture et je ne m'intéressais pas du tout au quinquina.
Jean Keutcha avait une stature imposante, un visage grêlé par la variole et toujours souriant. Outre qu'il était intelligent et sympathique, il avait un triple intérêt à mes yeux :
- il était du pays et le connaissait dans ses moindres recoins ; Bamiléké de Bangangté et apparenté au chef, il avait, comme on dit aujourd'hui, un vaste « carnet d'adresses » qui me permit d'être introduit rapidement dans bien des chefferies ;
- c'était un très bon agronome de terrain qui devait pouvoir compléter ma formation pratique déjà bien amorcée lors de mon premier séjour à Yaoundé par mon remarquable adjoint de l'époque, Gustave Bélinga, simple assistant agricole en fin de carrière mais doté d’une longue et vaste expérience ;
- sa femme, Julienne, intelligente et ambitieuse, était la fille du chef des Mbos, petite ethnie non bamiléké et proche des Ibos du Cameroun britannique voisin. Or j'étais chargé d'entreprendre la prospection et d'établir un projet de mise en valeur de cette « Plaine des Mbos », plaine qui resta longtemps et est peut-être encore « le serpent de mer » du Cameroun. Déjà, un officier allemand avait établi un premier projet en 1911 dont j'allais utiliser sans vergogne les relevés pour ma propre étude. Après le mien, vinrent de nouveaux projets (dont ceux de Sogreah) et du service local du génie rural, sans qu'aucun d'entre eux n’ait été réalisé !
La grande affaire qui agitait les bons esprits de l'époque, tout au moins au Cameroun, était la méthode de taille des caféiers. Devait-elle être « unicaule » ou « multicaule » et différente selon qu'il s'agissait d’arabica ou de robusta ? Vaste question qui tenait une bonne place dans la littérature « caféicole » dominée par les Belges de l'Ineac. Au Cameroun, le robusta était de loin l'espèce la plus cultivée, même s'il subsistait encore quelques plantations d'excelsa et de kouilou, et l'arabica était cantonné dans les zones d'altitude bamiléké et bamoum.
Une vieille tradition remontant aux allemands – peut-être depuis le début du XXe siècle avec Paul Preuss et sa station de Limbé (Victoria) – conduisait à pratiquer la taille multicaule sur les caféiers robusta qui, pour l'essentiel, étaient cultivés par les indigènes. Les services agricoles ne s'étaient pas posé beaucoup de questions à ce sujet et les indigènes non plus, car ce mode de taille leur permettait de masquer l'absence de taille de leurs arbustes dont on disait par euphémisme qu'ils étaient conduits « en croissance libre » !
Quant à celle de l'arabica, elle faisait l'objet d'interminables discussions entre les planteurs européens dans lesquelles les représentants des services agricoles n'avaient guère leur mot à dire. Pourtant, dans les années trente, René Coste, en poste à Foumbam, avait introduit au Cameroun une variété nouvelle, la « Jamaica Blue Mountain » qui avait rapidement supplanté la variété « Java », jusque-là cultivée, et, avec elle, la taille unicaule. Il n'avait pas été suivi, au moins par les planteurs bamilékés et bamoums et, en dehors de certaines plantations européennes, il ne restait de son action que les « jardins de Baigom ».
Cette coopérative africaine située près de Foumbot avait encore pour animateur et défenseur, M'Fouapon Ndjimoluh, un grand Bamoun de la famille du sultan, élève et disciple de René Coste, énergique et compétent mais trop peu instruit pour diffuser la bonne parole.
Keutcha, sous son comportement modeste, cachait déjà une certaine ambition, entretenue et encouragée par sa femme (cf. note 1) qui se sentait plus « princesse Santchou » (ancienne capitale des Mbos) qu'épouse d'un conducteur de travaux agricoles.
Plus instruit que M'Fouapon, il désirait vivement que ses compétences soient mieux connues et reconnues par d'autres que son patron. Il avait donc entrepris d'écrire et de faire éditer un ouvrage – en fait un opuscule – sur La taille du caféier arabica (cf. note 2) dans lequel il prônait et exposait avec force croquis à l'appui, la taille unicaule qui lui avait été enseignée par Coste. Toutefois, pas très sûr de son français et de son orthographe, il était venu discrètement me trouver pour que je lui corrige son texte, ce que je fis bien volontiers. Ce fut le début de longs rapports d'estime qui cessèrent en 1989 après mon dernier passage au Cameroun, où mon fils était directeur de l’agence de la CCCE.
Après mon départ du Cameroun, j'ai rencontré Keutcha dans deux circonstances particulières :
- en mai 1968, alors que je participais à l'étude du projet de route Tiko-Victoria pour la Banque mondiale, avec un bureau d’études allemand, je reçus un coup de téléphone de Keutcha, alors ministre de l'Agriculture, me demandant d'aller boire un pot chez lui. J'y allais, ravi de le revoir dans l'intimité, mais je me trouvais accueilli dans son salon par une demi-douzaine de ses copains ministres qu'il avait invités pour que son ami français leur explique ce qui se passait en France !!! J'en fus bien incapable, privé que j'étais d'informations particulières et beaucoup plus préoccupé par mes possibilités de retour ;
- vers 1985 ou 1986, j'étais en mission en Thaïlande et, un soir, rentrant dans mon hôtel de Bangkok, je crus reconnaître à son allure mon Keutcha dans un grand noir qui traversait le hall. C'était tellement invraisemblable que j'ai cru à une illusion bien que les noirs soient très rares à Bangkok et, qui plus est, dans un hôtel de ce standing, et n'y fis plus attention. Et pourtant, c'était bien lui et il avait aussi cru me repérer. Le lendemain soir, il m'attendait de pied ferme dans le hall car son conseiller n'avait pu me retrouver dans l'hôtel. Ambassadeur du Cameroun en Chine, il séjournait quelques jours à Bangkok pour participer à je ne sais trop quelle réunion internationale.
Keutcha possédait un appartement à Paris, dans une tour du quartier Beaugrenelle, mais il n’y résidait pratiquement jamais.
Il est mort à Yaoundé le 1er avril 2012. Il avait environ 89 ans.

Versailles, novembre 2013
Bernard Simon

Notes
1 - On trouvera des informations sur le rôle politique et les combats féministes de Julienne Keutcha dans le livre de Léonard Sah Femmes bamiléké au maquis – Cameroun (1955-1971), L’Harmattan, Paris, 2008. Elle fut, en 1960, la première femme élue députée à la première assemblée nationale du Cameroun nouvellement indépendant.
2 - L’ouvrage "La taille du cafetier arabica" a bien été publié au Cameroun mais je n'ai jamais retrouvé dans mes archives l'unique exemplaire dont je disposais. Peut-être aurait-t-il été conservé par un ancien de l'IFCC car j’ai appris ultérieurement qu’il aurait aussi été édité, probablement par l’intermédiaire de René Coste, aux éditions France-Empire, Paris, en 1955 sous le titre Guide pratique pour la taille du caféier arabica.
Le dernier ouvrage de Jean Keutcha est Un pays – Des hommes – Un continent, Les presses du management, Noisiel, 1991.


Ajouter un Commentaire

Enregistrer