Mon premier contact – imprévu – avec le Brésil intervint en 1976 à la suite d’un rapprochement de la France avec ce vaste pays, déjà considéré comme émergent, dans le but d’y retrouver la place que nous y occupions avant la seconde guerre mondiale et –accessoirement – de tenter de lui vendre des « Concorde » (1).


Le Gerdat, vieux de 6 ans, était abusivement considéré par le Ministère des affaires étrangères comme le « fer de lance » de la coopération en recherche agronomique hors Afrique francophone, et s’était trouvé impliqué malgré lui dans cette offensive. Comme j’étais à l’époque le seul de sa petite équipe de direction à avoir navigué hors d’Afrique et à parler couramment le « globish » (2), on me chargea de constituer et de diriger la mission d’études qui apporterait sa contribution à l’effort français de relance de la coopération dans le domaine agricole.

Compte-tenu de sa spécialisation tropicale et de son orientation sur les recherches appliquées au développement, le ministère avait confié au Gerdat l’étude de développement d’une petite région de l’état de Pará : la « Bragantina ».
Cette région de très ancienne colonisation portugaise, située sur la côte atlantique au sud de l’embouchure de l’Amazone autour de la petite ville de Bragance, à environ 200 km à l’ouest de Belém, connaissait de graves problèmes en raison de sa population constituée en majorité de petits propriétaires blancs, souvent dégénérés, descendants sans beaucoup de métissage des premiers colons portugais : les « caboclos ». Très pauvres, vivant en quasi autarcie dans ce coin reculé du Brésil, ils avaient été peu touchés par le progrès, ignoraient le vaste élan de croissance que connaissait le pays et étaient peu ouverts à la modernisation de leurs structures agraires, à l’introduction de nouvelles cultures (poivre, cajou… pourtant en plein développement alentour) (3).
Ignorant les raisons (politiques ?) qui avaient conduit le ministère à choisir cette région et n’ayant jamais mis les pieds au Brésil ni, d’ailleurs, en Amérique latine, je constituai l’équipe, un peu au « pif » avec un pédologue, Jean Kilian (Irat), et un forestier, Claude Bailly (Ctft), qui, comme moi, ne connaissaient pas le Brésil. De plus, si je parlais anglais (fort mal vu au Brésil) et si je comprenais un peu l’espagnol, je ne savais pas un mot de portugais et mes deux collègues étaient encore plus ignares que moi.
Et nous voilà partis, la fleur au fusil, avec l’inconscience des ignorants, pour réaliser en un mois cette étude de planification régionale avec pour partenaire la Sudam (Superintendance pour le développement de l’Amazonie). (4) Mais je ne vais pas développer ici cette étude qui n’intéresserait personne et qui, d’ailleurs, à l’époque n’intéressa guère les brésiliens puisqu’il fallut qu’elle soit traduite en portugais à nos frais pour qu’ils daignent la lire sans pour autant qu’elle soit suivie d’effet !
Je me bornerai donc à vous conter quelques anecdotes à son sujet.

Problèmes de langues
Mon homologue, Emérégildo ? Reis, agroéconomiste comme moi, ne parlait évidemment pas français mais couramment anglais car il avait obtenu son PhD à Pittsburgh (Pennsylvanie). Cependant, dès les premiers échanges, nous avions décidé de ne pas employer l’anglais entre nous, mais d’utiliser chacun notre langue maternelle en parlant lentement pour pouvoir nous comprendre mutuellement, afin, d’une part, d’éviter d’être mal reçus par nos interlocuteurs (être considéré comme gringo valait au mieux des huées et souvent un caillassage) et, d’autre part, de permettre à tous les membres des deux équipes de participer aux discussions.
Rentrant un soir sur Belém, nous nous étions arrêtés pour dîner dans un petit restaurant de brousse fréquenté peut-être le week-end par quelques citadins épris de dépaysement, mais où nous étions seuls. Le propriétaire, surpris et flatté de recevoir de tels clients, écoutait discrètement nos conversations en sabir franco-brésilien et assurait l’ambiance musicale en nous passant des musiques à la mode grâce à un vieux phono. Tout à coup, changement d’ambiance, et nous entendons Amalia Rodrigues chantant un de ses célèbres fados. A cet instant, le brave homme vint me glisser à l’oreille « je vous ai mis ce disque pour vous rappeler votre pays » ; il me croyait portugais !

L’importance du Foot Ball (prononcer « futchibaule »)
Nous circulions habituellement dans un gros break Ford Impala qui pouvait contenir toute l’équipe plus le chauffeur. Un après-midi à 15 heures, alors que nous discutions des résultats de la tournée, le chauffeur alluma la radio à pleine puissance sans demander l’avis de quiconque. Personne ne lui fit de remarque et tout le monde se tut. Je pensais qu’il allait y avoir un bulletin d’informations important ; il n’en était rien, il s’agissait seulement de la retransmission en direct d’un match de foot entre deux équipes du Pará que tout le monde écouta religieusement jusqu’à la fin.
En fin de mission, fatigués d’avoir sillonné le Pará en long et en large, nous nous étions accordés quelques jours de repos et de tourisme à Rio et avions pris pension dans un hôtel de « Botafogo » (6) recommandé par nos collègues brésiliens, à l’écart des circuits touristiques et fréquenté seulement par la bourgeoisie locale. Nous y étions évidemment des vedettes et on y était plein d’attentions pour nous. Or, un jour, la direction de l’hôtel fretta un car pour emmener ses clients au stade de « Maracaña » (7) où devait avoir lieu un match de foot entre l’équipe de Botafogo et je ne sais quelle autre équipe ; tout le monde s’y inscrivit, sauf nous qui préférions visiter la ville. Nous avons ce jour-là perdu notre bonne réputation et terni l’image de la France.

La présence japonaise
La présence d’immigrants japonais au Brésil était ancienne. Mais elle s’était accentuée après la deuxième guerre mondiale. En effet, le Brésil s’étant rangé du côté des alliés, avait regroupé par prudence durant la guerre tous les ressortissants japonais dans des camps de concentration situés pour l’essentiel dans le Pará. De plus, il avait dû recevoir les prisonniers de guerre faits par les américains dans le Pacifique et les avait hébergés dans des camps également implantés dans le Pará. Après la guerre, beaucoup des japonais des deux catégories étaient demeurés sur place et y avaient développé une agriculture intensive peu pratiquée par les populations de souche. Avec le temps, ils s’étaient intégrés et sont appelés les « Nisei ». (8)
Cependant, allant visiter une coopérative soit-disant mixte, la Cooperativa mista paraense, nous avons dû y être accompagnés d’un agent du service des coopératives parlant japonais. Qui plus est, assistant à l’assemblée générale de cette coopérative, nous avons constaté qu’elle se tenait en japonais et qu’elle était présidée par un vieux japonais en robe traditionnelle ! Autant que nous avons pu juger, il n’y avait dans l’assistance qu’un ou deux sociétaires non japonais mais qui comprenaient et, peut-être, parlaient la langue.
Sans vouloir généraliser, nous avons aussi été surpris de constater que bien des statisticiens rencontrés dans les stations de recherches étaient d’origine japonaise. En revanche, bien des agronomes étaient d’ascendance hollandaise ou allemande, des forestiers de souche finlandaise… La recherche agronomique brésilienne était bien représentative du melting pot que fut le Brésil en absorbant autour de 25 millions d’européens entre 1880 et 1930 !

Brancos - Pardos - Pretos (blancs - métis - noirs)
J'avais toujours cru que le Brésil était, par excellence, un pays multiracial qui avait, au fil des années, absorbé et assimilé plusieurs millions d'immigrés de toutes origines et de toutes races. Seules les populations indigènes indiennes auraient pu, dans une certaine mesure, y préserver leur identité.
On citait comme un exemple l'intégration des anciens esclaves noirs importés en nombre du Dahomey et du Togo dès l'implantation portugaise, pour la culture de la canne à sucre.
En fait, nous sommes tombés de haut dès notre arrivée car, si l'on voyait quelques noirs à l'aéroport de Rio, pour la plupart porteurs ou manutentionnaires, çà n'était plus la même chose à Brasilia. Les noirs et métis y étaient quasiment invisibles, cantonnés qu'ils étaient dans des cités de banlieue substituées ici aux favelas, et créées à leur usage par Oscar Niemeyer. Cette capitale était une ville « blanche » !
D'ailleurs, tout au long de cette mission, nous n'avons jamais eu affaire à un interlocuteur noir ou métis, que ce soit dans l'administration, à la Sudam, à l'Embrapa ou au Cnpq (Cnrs brésilien). En particulier, mis à part les quelques indiens rencontrés au long des routes d'Amazonie, nous n'avons approché que des agriculteurs blancs mentionnant souvent leur origine européenne, comme les pauvres caboclos fiers de leur lointaine ascendance portugaise. Une exception doit toutefois être faite pour les brésiliens d'origine japonaise. Outre les cultivateurs de poivre cités plus haut, nous avons eu des échanges avec des chercheurs de cette origine, souvent des statisticiens.
Enfin, il me faut citer un cas très particulier. J'ai rencontré à l'université de Campinas un chercheur d'origine indienne (comprendre de l'Inde) et qui ne s'en cachait pas. Originaire de Goa et catholique, il avait dû émigrer en raison des persécutions dont sa communauté faisait l'objet. De surcroit, il parlait un peu français.
Je terminerai ces souvenirs par une anecdote racontée par un conseiller de notre ambassade. Un ambassadeur africain, nouvellement nommé et n'ayant jamais mis les pieds au Brésil, présente ses lettres de créance après avoir pris tous les contacts protocolaires voulus. Il aurait dit alors à notre ambassadeur – un vieil « africain » – : « Il est vraiment curieux ce pays ; plus on monte dans la hiérarchie, plus elle blanchit ! ».

                                                                                                                                                     Bernard Simon – O gringo Frances

(1) Le « Concorde » avait été mis sur la ligne de Rio de Janeiro, via Dakar, en janvier 1976. Or, un des vols promotionnels destinés à faire apprécier cet appareil, arriva de Rio en plein mois d'août, et débarqua à Paris un bon nombre de personnalités qu'il fallait occuper intelligemment durant leur séjour. Parmi elles se trouvaient quelques hauts fonctionnaires du ministère de l'Agriculture et du Cnpq (le Cnrs brésilien). Un coup de téléphone du Quai d'Orsay arriva au Gerdat nous demandant d'organiser une journée de travail sur la recherche agronomique tropicale française pour ces messieurs dans le but, semble-t-il, de donner une teinte « professionnelle » à leur séjour avant tout touristique. Ce fut un tour de force que de répondre à cette demande en plein mois d'août, alors que j'étais seul aux commandes du Gerdat, mais on y arriva avec la complicité de l'Inra qui permit d'organiser visites et séances de travail à Versailles, et qui nous fournit même un chercheur parlant portugais. L'une de ces personnalités se prénommait Lamartine.
(2) Anglais basique devenu langue de communication à travers le monde sous l’influence des experts des organisations internationales (Fao, Unesco, Bit, Bird…)
(3) La Bragantina portait le nom de son chef lieu, Bragance, petite bourgade endormie où trainaient au sec quelques barques destinées à la pêche à partir d'un port envasé depuis le temps ou les conquistadores y avaient débarqué. Un chemin de fer à voie étroite qui reliait Bragance à Belém avait été supprimé en 1948 et seule une mauvaise route permettait d'y accéder. Y arrivant pour la première fois, nous nous demandions où déjeuner en ne repérant qu'une baraque pompeusement baptisé « Gran Hotel ». Mais un de notre équipe, pédologue brésilien qui avait établi la carte des sols du coin, nous conduisit dans une ruelle où se trouvait un « restaurateur » de ses amis. Ce personnage haut en couleur nous reçut comme des amis de toujours avec moult embração et nous servit le menu unique, repas de la famille, disait-il. Ce fut un déjeuner pantagruélique, pour lequel je payais pour six, bière comprise, le prix d'un seul repas dans notre hôtel de Belém !
(4) Son président se prénommait, à ma grande surprise, Charcot et, lors d'un repas intime, je lui en demandais la raison. Elle était simple au Brésil où tous les prénoms sont autorisés, même les plus farfelus, à cause de la rareté des noms de famille (cf. celui de mon homologue). Son père, médecin, vouait une grande admiration au docteur français du même nom, le père de la neuropathologie (il avait donné son nom à la sclérose latérale amyotrophique dite Maladie de Charcot) et non l'explorateur et avait donné son nom en prénom à son fils.
(5) Le poivre dans tout le nord de l’Etat par les « Nisei », l’anacardier autour de Salinopolis par des investisseurs de São Paulo.
(6) Quartier sud de Rio au-dessous du Corcovado et séparé de Copacabana par la presqu’île du Pain de sucre.
(7) Immense stade en plein centre-ville devenu célèbre dans le monde entier avec Pelé. C’est pour les brésiliens un lieu mythique.
(8) L’un d’eux m’a dit n’avoir gardé de ses origines que le goût du Saké et l’emploi des jurons de son grand père !


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