Arrivant au Centre de recherches agronomique (CRA), en décembre 1951, au début de la saison sèche, j'imaginais n'avoir pas grand-chose à faire jusqu'aux pluies.

Photo 3 1958   Bambey 54Grossière erreur ! J'eus d'abord à faire connaissance avec l'arachide, en effectuant les délicates analyses de valeur culturale de bon nombre de seccos sénégalais, destinés à la semence : faculté germinative, état sanitaire, pureté variétale. Ainsi, j'appris vite à regarder attentivement la graine, le hile, le bec, le ventre, la cambrure des lobes, les dessins et côtes de la gousse. A cette époque, les variétés les plus répandues étaient la 31-33, la 28-204 (volète), la 28-206.

Peu après, le patron de l’agronomie, René Tourte, m'initia avec une patience d'ange aux joies de l'interprétation statistique des résultats des essais, blocs de Fisher et carrés latins, en particulier, à laquelle j'étais jusqu'alors réfractaire. Il m'équipa d'une magnifique machine à calculer Madas, dotée de deux mémoires. Le fin du fin ! Une véritable mitraillette à répétition ! Nonobstant les hautes performances de cet engin, je passais 5 à 6 heures d'attention soutenue, pour parvenir à l'écart-type. Il est vrai que je n'étais guère doué. Le moindre dérangement ou coup de téléphone était fatal. Dès que j'avais perdu le fil, je devais, comme au jeu de l'oie, repartir de zéro depuis la case départ. Des essais à blanc préalables ayant montré que l'hétérogénéité des sols nécessitait huit répétitions pour assurer un résultat fiable, je devais m'enfermer une bonne journée pour interpréter un seul essai ! Heureusement, notre camarade Jean Fauché, arriva en renfort l'année suivante et devint un véritable spécialiste de cet exercice difficile. Il accomplit un travail formidable car le nombre des seuls essais de l'agronomie, réalisés tant au Centre de recherches agronomiques, qu'ailleurs au Sénégal et dans tout le réseau ouest-africain, dépassait largement la cinquantaine, avoisinant parfois la centaine. Par la suite, Jean Ginouvès et René Tourte réussirent à déchiffrer et à assimiler la technique du partial counfounding qui fit gagner espace, temps, efficacité. Après l'analyse multilocale et pluri-annuelle, il fallût préparer les protocoles et les moyens (semences, engrais...) des essais de la saison culturale à venir. Je me souviens, à ce propos, d'une anecdote amusante. René Tourte m'avait donné une paire de dés à jouer. Pourquoi faire, diable ? Pour assurer un tirage au sort absolument aléatoire aux différents traitements, pour toutes les répétitions et tous les types d'essais. Rigueur scientifique oblige ! Aussi, devant un paquet de feuilles blanches à carreaux, figurant les différentes parcelles élémentaires, je jetais, inlassablement, des heures durant, mes deux dés sur le bureau, notant méthodiquement dans chaque case successive, le numéro du traitement déterminé par le sort. Mais voilà que, brusquement, l'inspecteur général directeur du centre (Robert Jeannin) pénètre à l'improviste dans mon bureau. Cet excellent homme était un tantinet rebelle à la statistique agricole, à laquelle il n'était nullement initié. « A quoi joues-tu donc, me demande-t-il, le soleil d'Afrique t'est-il déjà tombé sur la tête ? »

Les protocoles terminés, il s'agissait de préparer les terrains et de mettre en place les piquetages. Un simple passage de déchaumeuse suffisait en sols « dior » pour nettoyer les terres avant ensemencement, complété par un scarifiage, éventuellement, pour les sols « deck ». Mais quelle chaleur et quelle poussière, en ces mois d'avril ou mai ! La fournaise ! Je m'astreignais au même travail que celui de mes braves chauffeurs de tracteur : Waly Faye, Dongo Fall, Thialy Faye. En fin de journée, nous étions tous méconnaissables, noirs comme du cirage, dégoulinants de sueur et de terre sale. Lorsque soufflait l'harmattan, nous arrêtions de travailler le sol, pour éviter que les vents ne l’emportent à des centaines de kilomètres. Même dans ces moments difficiles, nous allions volontiers dehors. Il n'y avait alors aucun climatiseur dans aucun bureau, et il était parfois plus pénible d'être à l'intérieur qu'à l'extérieur.

Le piquetage était un jeu délicat. Muni de l'équerre optique et de la chaîne d'arpentage, assisté d'un aide tenant un jalon, il s'agissait de revenir à son point de départ après avoir marqué quatre coins aux angles parfaitement droits. L'erreur tolérée étant seulement de l'ordre du décimètre, cet exercice, en apparence simple devenait souvent compliqué.

Si tous ces travaux faits, nous disposions encore d'un peu de temps, cela devenait la galère ! Nos chefs, en particulier le grand patron, nous sollicitaient instamment de publier des articles sur nos travaux. Mais nous avions horreur de prendre le risque d'annoncer trop tôt des résultats encore incertains. Néanmoins, nous étions conscients que les publications étaient nécessaires. Aussi, après nous être fait prier deux ou trois fois, nous rédigions de savants papiers, farcis de courbes, de tableaux, et de formules mathématiques de nature à dégouter le lecteur le plus assidu.

Subitement, le grand jour arriva, à peine annoncé par quelques nuages. La pluie sonnait le branle-bas ; l'agitation était partout fébrile, parfois dans tous les sens du terme, comme nous l'allons voir. J'avais, cette année-là, en charge d'ensemencer les parcelles dites de mécanisation, trois grandes soles de 25 hectares, situés au nord de la route reliant le centre à Bambey-ville. Je disposais d'un semoir à quatre rangs, flambant neuf, arrivé en pièces détachées quelques jours auparavant, et que j'avais monté en toute hâte. C'était un essai en vraie grandeur. Hélas, au moment de servir, ce bel appareil se montre récalcitrant en tous points : régularité de la distribution, profondeur de semis, recouvrement de la graine. Rien n'allait comme il faut. Les chacals vont se régaler, pensai-je, suivre les lignes et détériorer tout mon semis… D'où l'usage de la clé à molette, du tournevis, démontage, remontage, réglages, contre-réglages... Des heures durant, je peinais comme un damné. Autour de moi, flottaient dans l'air des myriades d'éphémères sortis de terre ou de partout, semblant issues d'une génération spontanée. L'atmosphère chaude et humide était saturée de cette odeur unique et enivrante de la terre africaine gorgée d'eau. Bientôt, insensiblement, sans réfléchir, je me dirigeai vers un arbre de bordure, en proie aux vomissements et à d'affreuses douleurs. J'avais froid, je grelottais, ma tête semblait devoir éclater. Je m'allongeai, prostré. Dans le ciel, de nombreux charognards tournoyaient autour de moi. J'avais la certitude qu'ils attendaient leur heure à mes dépens, qu'ils se rapprochaient dangereusement, et que tout était donc bien fini... C'est alors qu'un ange gardien intervînt opportunément. Inquiet de ne pas m'avoir entendu rentrer déjeuner, René Tourte était venu se rendre compte de l'avancement de mon travail. Etonné de voir le tracteur en plein champ, moteur en route mais sans personne dessus, il me cherche et me trouve rapidement, me relève, m'embarque dans son 4x4, et me dépose sur le divan de son salon. La bonne Louisette me colle deux grosses couvertures sur le corps, me fait boire, et surtout remplit de glaçons une grande poche de caoutchouc qu'elle m'applique sur les tempes, la nuque, le haut du crâne, séchant soigneusement avec une serviette éponge tout ce que mon corps transpirait. Oh, miracle ! Les affreux coups de marteau se font peu à peu moins violents dans ma tête, mon corps endolori se détend, mon souffle reprend. En moins de deux heures, Louisette m'avait complètement réparé. Faisant fi des injonctions de René m'ordonnant le repos, je repars dare-dare à mon semoir. « Au moins, n'oublie pas ton casque ! », me lance-t-il. Dès lors tout se passa pour le mieux et je pus parfaitement semer mes parcelles.

Certaines autres années, je m'occupais de la première multiplication qui avait lieu, en culture attelée, dans les soles nord. Sur les 19 étalons de l'écurie, confiés aux soins du bon Djogou Diouf (aujourd’hui décédé) et de ses acolytes, Diogomaye Diouf, Abdou Diouf, Seck Faye, il n'y en avait guère que 3 qui étaient dispensés de la pénible tâche du semis et des sarclages : Curdish, le demi sang, Kagnagne, le grand « méchant », et le foutanké Bijou, mon coursier préféré. Les autres étaient au travail, se relayant éventuellement : Tilla, jeune M'par, vif et résistant, le beau Touba, cheval du Djoloff, sans doute croisé de M'bayar et de Barbe M'bam, Sultan si courageux... La liste serait longue. Je veillais à leur récupération, à leur alimentation, à leurs pieds, aux petites blessures dues aux imperfections des harnais. On l'aura facilement compris, j'étais extrêmement attaché à ces fidèles compagnons. Au point qu'en 1990, à l'occasion d'un voyage touristique au Sénégal avec mes enfants, je m'empressais de faire un bref pèlerinage à l'écurie du Cra. Elle était vide, abandonnée. Je pus encore discerner au-dessus de chaque stalle, au travers d'épaisses toiles d'araignées, les anciennes plaques de « mes » chevaux. Mon cœur chavira. Mes yeux, spontanément s'emplirent de larmes devant une telle désespérance.

Les années passèrent, actives, studieuses, joyeuses. Nous avions plaisir à travailler, à progresser. A l'agronomie, nous étions axés sur les résultats pratiques, l'amélioration des rendements et capacités de travail, la bonification des sols, les techniques culturales. Nous allions de l'avant, non sans accrocs, parfois.

Par exemple, il semblait tout simple de promouvoir la traction bovine... Et pourtant ! Il fallait choisir des animaux jeunes, solides, doux, les castrer, les habituer au joug, les accoutumer à une ration alimentaire adaptée à leur dépense énergétique nouvelle, les apparier harmonieusement après plusieurs essais, au besoin avec un bœuf bien dressé, leur apprendre à marcher droit, à allure régulière, en étant conduits par derrière, éviter qu'ils se couchent au sol et tournent autour des arbres, puis, très progressivement, les soumettre à des efforts de traction d'abord légers, ensuite soutenus. Les temps de repos étaient indispensables pour les animaux. Et pour les hommes... car il fallait une compréhension et une persévérance infinies. Le dressage durait plusieurs mois. Cependant, le plus difficile était de former de bons bouviers capables d'enseigner aux autres l'art du dressage. Peu réussissaient à ce stade. Les Wolof, malgré leurs grandes facultés d'adaptation, n'appréciaient pas particulièrement les bovins, auxquels ils préféraient nettement les chevaux, animaux plus nobles incontestablement. Néanmoins, je n'étais pas peu fier, lors des Journées du machinisme agricole de 1958, d'être en mesure de fournir plusieurs paires de bœufs aux constructeurs. Et même de promener une bonne douzaine de spectateurs dans une remorque tri-roues Poclain, tractée par deux beaux Gobras en pleine forme... histoire de faire un peu de pub en faveur de la traction bovine.

Ces « Journées du machinisme », élaborées par René Tourte qui en était commissaire général, contribuèrent largement à développer le renom de Bambey dans le grand ouest africain et même à l'échelon international. Elles permirent aux constructeurs européens de s'intéresser in situ aux conditions et méthodes de l'agriculture sahélienne. L'affluence fut considérable, réunissant politiques, commerçants, techniciens, enseignants...Tous, nous nous étions efforcés de rendre le centre le plus attractif possible. Les cultures étaient bien en lignes, propres, impeccables. Mais nous ne pouvions tout prévoir...

Témoin ce constructeur de tracteurs, très connu, qui, la veille au soir de l'inauguration, nous demande : « Pourriez-vous me procurer un terrain d'essai pour mes matériels, un peu isolé ? ». « Certes, avec plaisir ; allez à tel endroit ; mais soyez attentif à longer le bord de la piste pour vous y rendre, car il y a des mouillères à proximité »... « N'ayez crainte, je connais cela très bien ! ». Une heure plus tard, ce constructeur revient tout penaud : « Je suis embourbé, et en tentant de m'en sortir, je me suis enfoncé davantage. » Nous constatons effectivement que le tracteur est dans le poto-poto jusqu'au pont... « Commencez par dégager les roues et la caisse avec ces pelles ; nous allons vous envoyer de l'aide »... Occupés à toutes sortes de tâches de dernière minute, nous chargeons notre meilleur chauffeur, Waly, d'aller le dépanner avec un bulldozer et un câble... « Tu fais bien attention et doucement »... Deux heures plus tard, à la nuit tombée, tous deux reviennent, la mine déconfite... « Aidez-moi, l'avant-train a suivi le bull, mais l'arrière insuffisamment dégagé est resté en place. Le tracteur est coupé en deux. Que faire ? Impossible de laisser ce triste spectacle à quelques pas de la route ! Je donnerais n'importe quoi pour l'éviter. »... « Que faire ? Eh bien demandez donc à un Laobé de camoufler au mieux votre tracteur avec des branchages. » Ainsi fut fait et personne, ou presque, ne s'aperçut de l'incident. Par la suite, la réparation fut laborieuse. A ce propos, il faut reconnaître que ni le conducteur, R. Marchand, ni le mécanicien François Plessard, ni moi-même n'étions réellement compétents en mécanique. Notre ignorance était aggravée du fait que les importateurs omettaient fréquemment de livrer les précieux manuels d'entretien et cahiers de pièces de rechange. Alors, il fallait improviser, faire place nette à l'atelier ou dans un hangar et numéroter les pièces une à une au fur et à mesure de leur démontage. Ensuite nous remontions le tout en sens inverse, après avoir soigneusement nettoyé le sable sur chaque élément.

Heureusement, il n'y avait pas que des ennuis, loin de là ! Les distractions étaient variées : tennis, équitation, piscine, boules, chasse, cinéma, soirées amicales, etc. Retournant, en janvier dernier au Centre d'accueil, siège de notre aimable Manobi Club, retrouvant Ibou Diagne, Massaer Gaye, entre autres, je ne pouvais m'empêcher d'être rêveur et nostalgique et de songer, en remontant 45 à 50 ans en arrière, à ma joyeuse période de célibataire. Je m'évadai de ces rêveries pour faire la connaissance de Dogo Seck, nouveau directeur du centre, entomologiste distingué, à l'autorité bienveillante et ferme ainsi que de sa charmante épouse. J'appris aussi à connaître le brillant Djibril Sene qui occupa les postes les plus éminents avant de prendre une paisible retraite, le député Gora Beye, premier directeur sénégalais du centre, le grand Bakayoko, directeur général de l'Isra qui nous reçut très aimablement en son centre de Dakar, ainsi que de bien d'autres chercheurs et responsables sénégalais.

De la part de tous, j'ai senti un réel plaisir, non affecté, de voir un groupe d'anciens revenir sur place. Nous avons bavardé amicalement, échangé des idées, dans la plus grande liberté, sans la moindre intention de profit d'une part ou de l'autre. Une manière, peut-être de coopération.

Le Pouget, février 2000

Philippe Gaudefroy-Demombynes


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