NDRL : cet article de notre collègue Philippe Bruneau de Miré est intéressant tant pour la curiosité scientifique qu'il suscite (des botanistes qui trouvent leur bonheur au Sahara !) que pour l'éloge de ce dernier à Théodore Monod, auquel nous consacrons dans un autre chapitre de notre site, un diaporama sur sa vie et sur son oeuvre.

 Réflexions autour d’un emblème



La silhouette est cassée, presque aveugle, marchant d’une canne hésitante. La voix est frêle mais précise, toujours teintée d’une pointe d’ironie. L’outil : une presse herbier, tendrement enrichie chaque soir de nouveaux trésors glissés dans des feuillets marqués de numéros à plusieurs chiffres.

Le cadre obligé : un creux de dunes, des rochers, mais toujours le désert. Tel est Théodore Monod, ou plutôt sa vision, marchant devant moi, rue Buffon, aussi seul qu’au Tanezrouft, isolé tant par la cécité que par le respect qu’il inspire et dont peu se sentent dignes de perturber la solitude.

C’est l'image, somme toute réductrice, d’un des derniers naturalistes qui ont marqué le siècle qui vient de s’écouler. Car Monod est un naturaliste complet, venu de la mer, excellent dans toutes les disciplines, une encyclopédie vivante, enracinée dans un Ancien Testament nourri dans le désert, mais toujours orientée vers de nouvelles découvertes. Les plantes, il les connaît toutes, mais malgré ses nombreuses trouvailles d’espèces nouvelles et ses connaissances en taxinomie, il n’en décrira aucune. Est-ce par discrétion ou par pudeur de zoologiste de formation et de statut, craindrait-il d’empiéter sur les attributions de quelque collègue ?

Pourtant peu de botanistes m’auront autant appris. Parachuté dans le désert, accroc d’entomologie mais dépourvu de toute connaissance dans le domaine végétal, c’est grâce à lui et à mon berger beïdane que je me suis familiarisé avec la flore du Sahara occidental à l’aide des noms vernaculaires soigneusement notés dans ses catalogues. La même démarche a facilité mes reconnaissances au Tibesti et m’a permis d’élaborer, plante après plante, ma systématique intérieure.

Monod&Diemer a la recherche de MonodiellaCelle de ses découvertes en botanique la plus médiatisée au point que nul n’en ignore est sans conteste la fameuse Monodiella flexuosa. A elle seule elle a justifié plusieurs expéditions, un film, de nombreux reportages et conférences. Pourquoi un tel engouement ? Combien d’autres espèces portent aussi son nom et n’ont pas suscité un tel émoi. Pour peu, dans l’esprit des gens, l’œuvre de Monod se résumerait bien injustement à la quête d’un Graal, d’une plante mythique. Car c’est bien là le mot. Mythe ou réalité, la question est posée, aurait-elle soulevé le doute chez son inventeur ? Mais lorsqu’on évoque le nom de la plante, la pensée ne se porte que sur le découvreur. On oublie un peu vite celui qui l’a étudiée, son ami le professeur René MAIRE, le grand botaniste explorateur du Sahara, auquel, troufion rapatrié du Tibesti, il a confié ses collectes.

J’ai eu la chance de rencontrer à la Faculté d’Alger René Maire et son alter ego entomologiste Paul de Peyerimhoff, peu avant leurs disparitions respectives. Fraîchement débarqué en Algérie et égaré dans un monde nouveau pour moi, ils m’ont accueilli avec beaucoup d’humanité et leur simplicité m’a servi de réconfort. Leurs deux noms sont indissociablement associés à l’exploration naturaliste du Sahara et ont marqué, chacun dans sa discipline, la première moitié du siècle qui vient de s’écouler. Le Hoggar surtout a fait l’objet de leur attention et a motivé de leur part plusieurs missions. Le Tibesti, à l’époque encore terra incognita ou presque, s’ouvrait ainsi à la découverte et suscitait leur enthousiasme. Mais ni l’un ni l’autre n’y sont jamais allés et, dans leurs travaux sur cette région, les influences allogènes y ont été fortement sous-estimées. Un exemple : le genre de capricornes Tibestia, décrit un peu avant Monodiella par P. de Peyerimhoff pour une espèce dallonii d’après les récoltes de Dalloni (Th. Monod n’avait pas rapporté d’insectes de son séjour), s’est révélé plus tard être un Hypoeschrus banal, largement répandu en zone sahélienne où il taraude les acacias.

Au cours des 4 années que mon ami Pierre Quezel et moi-même avons consacrées à l’exploration du Tibesti, aucune ascension ne fut plus pénible pour nous que celle des 3000 mètres du pic de Toussidé. Ce volcan récent, énorme machine sous pression crachant sa vapeur d’eau par des tubes de lave, s’est révélé être un extraordinaire conservatoire pour des plantes de zones brumeuses dans une atmosphère où le point de rosée n’est pratiquement jamais atteint. Nous y trouvâmesMonodiella une sélaginelle et deux espèces d’Oldelandia (O. caespitosa et O. toussidana aff. goreensis, Rubiacées), actuellement confinées au pourtour du golfe de Guinée, qui constituaient ainsi la preuve d’une avancée encore récente de la forêt ombrophile jusqu’aux abords du Tibesti. D’autres relictes, méditerranéennes celles-là, témoignent des incroyables changements climatiques subis par le massif.

C’est donc qu’il est permis de s’interroger. Quelle est la probabilité pour qu’un genre autochtone mais d’origine méditerranéenne puisse se maintenir au Tibesti, tandis qu’il manquerait au Hoggar comme ailleurs au Sahara, alors que la plupart des endémiques sont dans notre massif d’origine tropicale ? Il est vrai qu’on y trouve la Bruyère en arbre également absente du Hoggar, mais il se pourrait qu’elle soit d’origine canarienne comme certaines de ses compagnes, et elle pénètre bien plus au Sud. Cette question, je me la suis souvent posée et probablement de façon trop simpliste. Mais le grand MONOD n’a pas dû l’ignorer non plus et je crois comprendre son acharnement à retrouver la plante dont l’échantillon trop pauvre ne permettait pas de lever le doute. Car l’on a pu rapprocher le genre Monodiella de Centaurium, un genre cosmotropical très polymorphe comme d’autres Gentianacées qu’on associe trop souvent à tort aux seules plantes de nos montagnes. Ces mêmes Gentianacées ont laissé d’étranges endémiques vestiges d’un temps passé à Madère, aux Canaries, à Socotra, reflets probables d’un paléo-Sahara. Mais si l’on pense d’abord à cette famille, ne pourrait-il s’agir, vu l’insuffisance du matériel, de tout autre chose ? Le monde botanique intertropical est encore plein d’inconnues, celui du Sahara a été laminé par la désertification, quel peut-être le véritable statut de Monodiella dans un aussi vaste territoire ?

Mythe ou réalité ? C’est la quête du chercheur avide de vérité et traqué par le doute. C’est le moteur même de l’action, celui qui permet à l’homme de poursuivre une route dont nul ne connaîtra jamais la fin mais qui donne son sens à la vie. Et qui oserait imaginer qu’une petite plante, qu’un profane pour son habitus assimilerait à un vulgaire mouron, pourrait abuser tant de savants ?

 

TRAVAUX CONSULTES

Bruneau de Miré Ph. & Quezel P., 1959 – Sur quelques aspects de la Flore résiduelle du Tibesti : les fumerolles du Toussidé et les lappiaz volcaniques culminaux de l’Emi Koussi. Bulletin de la Société d’Histoire Naturelle de l’Afrique du Nord, 50 :126-145.
Maire R., 1943 - Contribution à l'étude de la Flore des montagnes du Sahara méridional. Bulletin de la Société d’Histoire Naturelle de l’Afrique du Nord, 34 : 134-141.
Maire R. & Monod Th., 1949 – Etude sur la flore et la végétation du Tibesti. Mémoires de l’Institut français d’Afrique Noire, 8 : 1-140.
Quezel P., 1958 – Mission botanique au Tibesti. Mémoires de l’Institut de Recherches sahariennes de l’Université d’Alger : 1-357.

                                                                                                                                                                           

* Car Maire lui-même dans la diagnose écrivait :
« A Centaurio, cui affinis, differt floribus axillaribus solitaris longe pedunculatis, antheris rotundatis haud contortis, filamento brevissimo suffultis. », caractères qui cadrent difficilement avec ceux d’une centaurelle.

 

                                                                                                                                                Ph. Bruneau de Miré
                                                                                                                                                 Avon, juillet 2003    
 

 


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