En cet été 1976, j’assumais l’intérim de la Direction Départementale de l’Agriculture de la Corrèze.
Ce sympathique département, principalement orienté vers les productions animales, était alors en pleine ébullition. Une inhabituelle et sévère sécheresse de printemps avait réduit à presque rien la première coupe de foin ordinairement récoltée de fin mai à début juillet et représentant l’essentiel des réserves de fourrage pour les cinq mois de saison froide et de stabulation. A l’époque, on ne pratiquait guère l’ensilage d’herbe ou de maïs ; on se contentait de finir de remplir les fenils avec du bon regain.
« Mais cette année nos fenils sont vides ! Comment passer l’hiver ? » se lamentaient les éleveurs.
De surcroît, il fallait en juin, juillet, août, nourrir les animaux à l’extérieur, ce qui relevait de la mission impossible, l’herbe étant courte et sèche ou inexistante. On coupait les jeunes rameaux de feuilles des arbres et des arbustes sur lesquels le bétail se précipitait, ce qui ne l’empêchait pas de maigrir dangereusement. Les vaches dont on comptait aisément les côtes prenaient l’allure de porte-manteaux et mangeaient de la terre en cherchant l’herbe jusqu’aux racines. Pauvres bêtes !
Quelques éleveurs désespérés se suicidèrent.
La situation était effectivement critique car un bovin ayant perdu en quelques semaines de disette plus d’un tiers de son poids, exige de longs mois d’un engraissement progressif pour récupérer sa forme et sa silhouette normales.
Je m’entretenais souvent des conséquences angoissantes de cette maudite sécheresse avec mon jeune et talentueux ami Philippe de Villiers alors stagiaire de l’ENA et, à ce titre, chef de cabinet du préfet. Nous sympathisions beaucoup. Je l’avais invité au Pouget à de nombreuses reprises afin de l’initier à l’agriculture et à l’élevage locaux. Nous déjeunions presque tous les jours ensemble. Certes la Corrèze solliciterait et obtiendrait probablement le bénéfice des dispositions de la loi dite des « calamités agricoles », ce qui compenserait partiellement les pertes de revenus des éleveurs. Mais le bétail …? Le cheptel vif, base incontournable des exploitations, qu’en adviendrait-il ? .Survivrait-il ? Les abattoirs étaient surchargés et les prix des bovins et ovins « sur pieds » dégringolaient de jour en jour.
Comme de coutume, je n’ai pas réfléchi, obéissant à une impulsion intérieure, victime d’un simple réflexe.
Conformément à la règle administrative, j’informais le préfet d’une absence de deux semaines et, à la mi-juillet, j’emmenai l’un des employés de ma ferme, le brave Marcel Penys ainsi que ma fille Florence qui allait avoir seize ans et qui était déjà fort énergique. Nous allions au cœur du Sud-Ouest, aux confins du Lot et Garonne et du Gers, une région de polyculture, un pays de cocagne. Nous nous installions sommairement à Nérac. A cette époque, il n’y avait pas encore de « round baller » et les andains de paille de blé ou d’orge abandonnés derrière les moissonneuses-batteuses étaient souvent tout simplement brûlés sur place. Sacrilège !!
Il ne me fût pas bien difficile de convaincre quelques responsables cantonaux des syndicats agricoles de prescrire à leurs adhérents céréaliculteurs de me céder gratuitement leurs pailles plutôt que de les brûler.. Ce faisant, ils seraient crédités d’une double B.A. (bonne action), en faveur de la planète et au bénéfice de leurs collègues éleveurs corréziens. En une journée, je fis le tour des donateurs volontaires. Je louai alors à un entrepreneur local de travaux agricoles un bon tracteur Someca d’une cinquantaine de CV suivi d’une grosse ramasseuse-presse.
Par malheur pour le Limousin, mais par bonheur pour mon projet, le ciel était toujours d’un bleu persistant. Durant près d’une semaine, nous travaillâmes depuis la disparition de la rosée (il ne s’agissait pas de ramener de la paille humide !) jusqu’à la tombée de la nuit. Sur une bonne centaine d’hectares, je ramassai et pressai plus de 35 000 bottes de paille. Derrière moi, Marcel et Florence rassemblaient les bottes en rangées et en tas afin d’en faciliter le chargement ultérieur. J’échangeai ensuite la ramasseuse-presse contre une grande remorque fourragère. Florence avait la tâche ingrate de « plonger » la remorque, c’est-à-dire de disposer très rapidement les bottes en ’’lits’’ bien ordonnés, de les tasser fermement d’un coup de genou, et de monter ainsi plusieurs étages, cinq ou six selon les besoins. Je conduisais le Someca, le mettais au point mort, sautais au sol, attrapais ma fourche, et alimentais le côté gauche de la fourragère, Marcel fournissant le côté droit.
Sans jamais effondrer une seule charrette, nous édifiâmes ainsi plusieurs énormes meules de paille en bordure de routes, destinées à être embarquées. Mais comment ? Et pour où? A la gare de Nérac. Intervint alors mon complice Philippe de Villiers auquel j’avais fait part de mon butin … Encombrant … Et lointain, à 250 km de sa destination !
Je ne me souviens plus comment le chef de cabinet préfectoral se débrouilla, pour m’envoyer dès le lendemain une trentaine de jeunes soldats du contingent et une dizaine de camions militaires. EUREKA !
Entrevoyant alors le succès de mon opération, j’appelai à la rescousse quelques responsables agricoles corréziens afin de les y impliquer, notamment MM. Bardon, Boucheteil, Soleilhet.
Comment ? Est-ce possible ? Un directeur départemental quittant son confortable bureau pour aller, tout seul et sans rien dire, au charbon, en pleine chaleur, montrant la voie à suivre ! Incroyable ! Quel scandale et aussi quel exemple associant la pratique à la théorie.
Encouragés, stimulés, motivés, solidaires, une demi-douzaine de corréziens étaient là, le lendemain matin, arrivés en deux voitures à la gare de Nérac pour aider les jeunes soldats à transférer les précieuses bottes des camions aux wagons. Grâce encore au savoir faire de Philippe de Villiers et à l’aimable compréhension de la SNCF qui appliqua un tarif de faveur, un train de quelques 355 tonnes de bonne paille arriva en gare de Tulle deux jours plus tard. Elle revenait à seulement six centimes le kilo, au lieu de 45/50 cts en temps normal. Ce prix très attractif correspondait seulement aux locations de matériel, aux canettes de bière et de soda ayant abreuvé les jeunes soldats et à un coût SNCF minimum.
Les frais de transport et d’hébergement de Marcel, Florence et moi, n’étaient pas pris en compte correspondant simplement à de joyeuses vacances.
Je laissai les responsables agricoles locaux faire la répartition de cette aubaine. Une bonne affaire financière, certes, mais surtout une providentielle manne alimentaire car les ruminants ont un besoin impérieux et essentiel d’aliment de lest pour en digérer et assimiler d’autres plus nutritifs.
A l’échelon national, les céréaliers des régions riches dont les blés avaient assez peu souffert de la sécheresse, firent preuve d’une belle solidarité et consentirent aux éleveurs limousins des prix particulièrement avantageux. Les transporteurs eux aussi appliquèrent des prix plancher.
En fin de compte, la plupart des animaux s’adaptèrent remarquablement de cette nouvelle ration : paille + grain.
Cette brève épopée locale ne fit malheureusement pas école, restant un exemplaire unique et anecdotique.
Hélas!... Trois fois hélas ! Car il en résulta un inattendu et fort impopulaire « impôt sécheresse » qui reste dans les mémoires. Mon efficace partenaire Philippe de Villiers fût surnommé « Monsieur Paille » par le Premier Ministre d’alors aux oreilles duquel arrivaient systématiquement tous les échos corréziens, via la préfecture. Il fût immédiatement félicité, récompensé, et boosté, nommé secrétaire d’Etat non pas à l’Agriculture mais à la Culture. J’en fus très heureux pour lui.
Cependant la sécheresse perdurait en juin, juillet et août.
C’est alors que le plus drôle, le plus cocasse de l’aventure eut lieu le 29 août.
Ce jour là, une grande réunion se tenait à la préfecture de Tulle. On y débattait des indemnisations espérées de l’application de la loi sur les calamités agricoles. Les représentants des organisations agricoles y incriminaient une sécheresse qualifiée de « centenaire » et réclamaient des aides conséquentes. Je m’efforçai, malgré tout, d’y prôner une certaine modération. Et soudain, brusquement, se déclencha, vers 16 h, un gros orage tonitruant dominant et interdisant toutes discussions, générateur d’une pluie bienfaisante et abondante qui dura deux jours. Les prairies reverdirent, les regains furent prolifiques, de même que l’arrière-saison qui permit au bétail de pâturer jusqu’en novembre et de se refaire une santé.
Ouf ! On avait eu chaud !
Le Pouget, janvier 2016
Philippe Demombynes
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