C’était en pleine saison sèche, au CRA Bambey (Sénégal), en mars/avril 1952 ou 1953 ; je ne me souviens plus exactement.
La journée finie, j’allais après la douche, vers le « réservoir en cas d’incendie », alias la piscine, quand je croise les deux directeurs Robert Jeannin et François Bouffil déambulant, discutant, regardant le ciel.
« Tu peux aller te rhabiller », me dit gentiment R. Jeannin.
« Regarde, tu vois ce nuage noir qui cache le soleil, là haut ? Ce sont des sauterelles ; il est bientôt 19 heures ; la nuit ne va pas tarder, plus fraiche et plus humide; leur vol va devenir difficile; elles vont descendre et se poser dans moins d’un quart d’heure et tout dévorer. Vas vite !... René Tourte et Louis Sauger sont partis à la chasse. Prends le Fordson Major et son chauffeur, attèle l’atomiseur « Pasteur », charge autant de sacs d’HCH (1) qu’il est possible et dirige toi vers Niakhar ou elles auront probablement atterri. Présente toi au chef de village et dis lui que tu viens de ma part. Bonne chance !»
J’obtempère immédiatement, vais chercher le brave Thialy Faye, lui demande de faire le plein et d’emmener deux jerricans. Je cours enfiler un pantalon, une chemise à manches longues, des chaussettes et chaussures de brousse. Nous attelons le « Pasteur » et chargeons une dizaine de sacs de Lindane; nous n‘’oublions pas les masques.
L’atomiseur est une sorte de pulvérisateur à air dont la soufflerie est très puissante ; les micro particules d’insecticide introduites dans la tuyère sont projetées à grande distance tout en étant ionisées du fait du violent frottement de l’air, ce qui leur permet de mieux adhérer aux supports sur lesquels elles sont dirigées. L’appareil tracté, muni de pneus, dispose d’un petit siège métallique. Il est équipé non pas d’une rampe porteuse de jets mais d’un « canon », un tube caoutchouté flexible de 1 m de long et de 15 cm de diamètre que l’opérateur oriente à l’aide de deux poignées; il peut régler la sortie du produit, soit fine et lointaine (7/10 m), soit large et proche (3/5 m). Ce « Pasteur » nous a été aimablement confié « à l’essai » par son constructeur. Hormis un cas aussi exceptionnel que celui d’aujourd’hui, ce bel engin ne trouve guère d’application en zones de cultures sahélo-soudaniennes.
Nous voilà partis à déjà nuit noire - heureusement le Fordson a d’excellents phares - roulant à une vingtaine de km/h. Sur la tôle ondulée de la route de Fatick nos postérieurs encaissent non sans peine les immanquables et rudes vibrations. A une douzaine de km, nous apercevons les premières sauterelles en bordure de route ; peu à peu les essaims sont de plus en plus denses. Quittant la route, nous prenons, à gauche, un sentier sablonneux nous conduisant vers le village. De tous côtés, les sauterelles sont à table, grignotant allègrement tout végétal tombant sous leurs redoutables mandibules : des tiges sèches de mil, quelques plants de manioc et de ricin, et principalement des buissons de toutes sortes contribuant à la régénération de la jachère. Il est largement plus de 21 h quand nous arrivons à la grande place du village entourés d’une foule curieuse de gamins et d’adultes. Un Sérère, un grand gaillard de 1,90 m s’en détache: le chef de village, auquel je me présente et offre mon concours de la part de R. Jeannin, directeur du CRA. Il l’accepte, quoique sceptique.
« Nous ne pouvons rien faire que d’attendre le jour, dit-il ; nos bâtons tuent vainement quelques sauterelles, mais le bilan est dérisoire ».
« Concentrez ce traitement sur vos précieux jardins de case, afin de les protéger, dis-je à mon tour ; recommandez à vos gens de ne pas approcher de notre attirail, d’en rester distants d’au moins 50 m car notre machine crache un nuage toxique dangereux à respirer, mettant plusieurs secondes à retomber au sol. En outre le produit est irritant pour la peau et les yeux. Par bonheur, il n’y a pas de vent aujourd’hui. Laissez nous faire. Nous essayerons, malgré la nuit, d’effectuer divers tours concentriques autour du village. Nous allons en tuer des dizaines, des centaines de milliers … voire plus ».
Sur ce, nous nous éloignons du centre du village et ayant alimenté la trémie nous mettons en route l’atomiseur. Les sauterelles ne paraissent guère effrayées ni par les phares ni par le bruit du moteur. Appliquées à dévorer les végétaux, elles semblent rechigner à voler ou même à voleter si ce n’est que de quelques mètres. Au moindre coup d’ailes, alourdies par l’humidité relative de l’air nocturne, elles prennent une bonne dose d’insecticide. C’est là le défaut majeur de leur cuirasse. Je recommande à Thialy de donner de temps à autre un grand coup de klaxon pour les faire bouger et les rendre plus vulnérables. Thialy roule à petite vitesse. Heureusement car je suis en équilibre tout à fait instable sur le petit siège, les deux mains occupées à pointer le canon sur l’ennemi que j’asperge abondamment. De temps en temps, je demande à Thialy d’arrêter pour arroser une plaque particulièrement dense de ravageurs. Nous réussissons un premier tour du village, puis un second de rayon plus large, nous repérant tant bien que mal. C’est le plus difficile de notre tâche. Il s’agit, si possible, de ne pas repasser deux fois au même endroit tout en évitant de laisser de vastes espaces non traités. Malgré les puissants phares du Fordson, on n’y voit goutte ; nous ne pouvons distinguer les traces de roues du précédent passage ; nous nous basons plutôt sur les branches cassées des petits arbustes déjà traversés et aussi sur les nombreux cadavres que nos roues côtoient ou écrasent.
Cette lutte épuisante dure toute la nuit, seulement entrecoupée de brefs arrêts pour recharger la trémie de l’atomiseur ou refaire le plein du tracteur ; nous sommes éreintés non de sommeil mais de fatigue ; petit à petit, inconsciemment, nous nous abandonnons à errer au hasard là où les sauterelles sont les plus abondantes. Sous l’effet du puissant insecticide, elles meurent en quelques minutes. Mais plus on en tue, plus il y en a, encore et toujours. En verrons-nous la fin ?
Le jour va pointer lorsque notre stock de lindane est consommé. Nous retournons au village les yeux rouges, bouffis, la gorge sèche, les lèvres gercées, la peau des mains et du visage brûlée par la poudre qui colle à la transpiration. C’est épouvantable ! Nous sommes éreintés, non loin de tomber d’inanition, nous étonnant d’avoir pu mener tant bien que mal ce combat inégal. Jusqu’à son terme ? Pas sûr ! Nous verrons vers dix heures du matin quand le soleil aura séché les ailes des survivantes si elles reprendront ou non leur vol vers un autre horizon. Ou bien si, au contraire, étant lourdement décimées, elles deviendront la proie des oiseaux, des charognards, serpents, chacals, phacochères et autres intervenants de la chaîne alimentaire.
Pour l’heure, nous demandons de l’eau, beaucoup d’eau, au chef de village ; nous nous dépouillons de nos habits et nous rinçons abondamment. Nous lui commandons en outre un bon poulet rôti car nous sommes aussi affamés qu’assoiffés et avides de sommeil. Je veux offrir « diourom » (5 francs) au propriétaire du poulet quand soudain ... Stupeur !... Horreur !
Je fouille fiévreusement dans la poche arrière de mon pantalon sans y trouver mon portefeuille de cuir noir contenant non seulement mes papiers mais aussi une assez grosse somme d’argent.
Patatras ! bien évidemment, il a glissé de ma poche quelque part dans la brousse ; il est introuvable, perdu. Cependant je m’en entretiens avec le chef de village, promettant une bonne récompense à la personne qui, par hasard, le retrouverait. Reconnaissant de la peine que nous avons prise, dont les résultats sont déjà apparents, le chef de village mobilise une troupe de chercheurs et les lance à la traque de mon portefeuille.
« C’est gentil, pensai-je en moi-même, mais peine perdue ... Le portefeuille aura déjà été soustrait à la vue de cette généreuse escouade ; dans ce sable et ces broussailles, c’est pire que l’aiguille dans la meule de foin ».
Découragé, inquiet, je dévore néanmoins le poulet à belles dents, en même temps que Thialy ; puis je m’endors sur la paillasse de la case offerte par mon hôte.
Moins de deux heures plus tard, je suis réveillé par un joyeux tintamarre accompagné de vibrants tam-tams. Sortant de la case, j’aperçois un jeune garçonnet d’une dizaine d’années avançant timidement, les mains jointes à plat devant lui, supportant un portefeuille noir. A quelques mètres derrière lui s’agite une foule exubérante. Le gamin s’arrête à dix pas de ma case et un silence absolu s’installe instantanément. Je m’avance vers le garçon et reconnais mon bien au premier coup d’œil ; je l’ouvre discrètement, constate que mes papiers s’y trouvent de même que les billets de banque dont, sans les compter, j’apprécie l’épaisseur. Alors, comme un imbécile, sans réfléchir, dans un geste inconsidéré, j’en extrais un billet de cinq mille francs et le tends au brave garçon radieux attendant sa récompense. Tout heureux, à peine s’est-il retourné, qu’il est aussitôt terrassé, submergé, étouffé par un incroyable amoncellement de corps qui veulent simplement voir ou peut être s’approprier une part de la récompense. Une mêlée de rugby n’est rien à côté de cette furie collective qui risque même de menacer les abatis du pauvre petit. Nous intervenons alors, le chef de village, Thialy et moi pour siffler la fin de la récréation et de la curée avant que le jeune ne soit écrabouillé.
Puis je demande au chef de village d’envoyer un émissaire au CRA afin que l’on vienne nous chercher car nous n’en pouvons plus tant moralement que physiquement.
Le bon René Tourte vient lui-même nous récupérer, accompagné de Dongo Fall qui relaiera Thialy, presque K.O lui aussi. Je conte à mon patron notre périple nocturne, ses péripéties, ainsi que son inattendu dénouement.
« Tu aurais mieux fait de lui donner un sac de mil, à ce petit. », me dit-il en souriant.
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