Nous suivons tous, parfois agacés, l'interminable débat confrontant les méfaits et bienfaits de la colonisation. Un récent message de notre ami Bernard Simon (du 8 mars dans lequel il évoque en termes chaleureux la mémoire de Jacques Weber) m'a rappelé quelques faits presque oubliés, que j'avais brièvement évoqués dans mon dernier ouvrage, Histoire de la recherche agricole en Afrique tropicale francophone.


Ces faits concernent deux anciens des Services de l'agriculture outre-mer ayant servis dans l'entre-deux guerres au Cameroun, territoire alors placé sous mandat français par la SDN. Il s'agit des frères Marius et René Pascalet, tous deux diplômés de l'École pratique coloniale du Havre (futur Istom), puis de l'Institut national d'agronomie coloniale, Section agricole de Nogent (futur Esaat-Cnearc-IRC).

Marius Pascalet, l'aîné (1896-1970), est évidemment le premier à débarquer au Cameroun. Hypothèse est faite qu'il y effectue son premier séjour dès sa sortie de l'École du Havre (1920-1921 ?), affecté à Ebolowa, petite ville du sud Cameroun créée lors de la colonisation allemande. De retour en France, il suit les cours de la Section agricole de l'Inac en 1923-1924. En 1925, il reprend son poste à la Station d'Ebolowa pour l'amélioration de la culture du cacaoyer. Son fils Jacques-Jean y naît. Marius y est réaffecté en 1927 et nommé conducteur principal de 2e classe le 1er juillet 1928 (ce qui laisse effectivement supposer une ancienneté dans le corps et dans le territoire d'au moins six ans). Il apparaît même qu'il y assume un temps les fonctions de chef de la circonscription administrative. Ce fait, tellement insolite dans les Annales de l'administration coloniale (un technicien nommé commandant !), semble néanmoins avéré, car rapporté par l'ancien gouverneur Louis Sanmarcos dans un article récent écrit à l'occasion du centenaire de la prestigieuse École de médecine coloniale du Pharo de Marseille [Revue Médecine tropicale, 2005, 65, p 259]. Le fait est encore confirmé en 2011 par l'universitaire camerounais K. Robert Kpwang qui place Marius Pascalet à la tête de l'Unité administrative de Sangmélima (à une centaine de kilomètres à l'est d'Ebolowa) en 1928-1930. [La chefferie traditionnelle dans les sociétés de la grande zone forestière du Sud Cameroun, 1850-2010. L'Harmattan, 2011].
Au cours de cette première décennie passée dans le sud-sud-est camerounais, Marius Pascalet, auréolé d'expérience, de conviction, d'autorité et sans doute d'audace, entreprend, conduit, sans guère de moyens, un considérable travail de sensibilisation, de diffusion de la culture du cacaoyer au plus près des paysannats de cette vaste région, action dont la résonance s'étend même au Woleu-Ntem gabonais voisin. Il s'identifie tellement à l'image du vulgarisateur modèle, sachant capter la confiance des collectivités rurales et entraîner leur adhésion, que celles-ci, les populations Bulu notamment, vont désormais désigner tous les agents du Service de l'agriculture du nom de « Pascalé » : insigne hommage ainsi rendu à un modeste technicien et que bien des témoignages attestent.
Jean Helly, ingénieur des Services de l'agriculture, dans une étude de 1951-1952 [Les possibilités d'amélioration de la production du cacao au Cameroun] confirme que dans la zone cacaoyère du centre et même au-delà, jusqu'au Gabon, le nom de Pascalet est passé dans le vocabulaire courant des villageois et désigne maintenant, non plus seulement les deux frères, agents de l'agriculture qui se sont succédés au même poste de 1920 à 1927, mais l'ensemble du personnel de ce service !
Jacques Champaud, géographe Orstom, rappelle en 1966 dans un article [L'économie cacaoyère du Cameroun. Série Sciences humaines 1966, p. 109] la nostalgie que les villages de brousse gardent de l'époque : Pascalet (est le) nom donné fréquemment en pays boulou aux chefs de postes agricoles, en souvenir de l'un des premiers agents de l'agriculture qui aient travaillé dans cette région. Même référence et faite par Christian Santoir, également géographe Orstom-IRD dans un ouvrage récent [Sous l'empire du cacao : étude diachronique de deux terroirs camerounais. Éditions IRD, 1998, p. 61] et à nouveau confirmée, en 2011, par l'historien K. Robert Kpwang, déjà cité.
Et notre ami Bernard Simon nous rappelle, avec juste fierté, avoir longtemps bénéficié de cet hommage posthume à nos deux anciens. À chacune de ses rencontres avec notre regretté camarade Jacques Weber, ce dernier, qu'il avait connu enfant au Cameroun, le saluait respectueusement à l'africaine en l'appelant papa ou encore grand chef blanc des Pascalet. Après sa période cacaoyère du sud-sud-est camerounais, Marius, alors conducteur principal de 1ère classe, est affecté dans le sud-est à Douala (vers 1933) et reporte énergie et compétences sur le développement de la caféiculture du Robusta (dans les mêmes temps, René Coste organise la production de l'Arabica à Dschang et en pays Bamoun). Marius enseigne et diffuse les bonnes techniques, étudie avec Aubert, chef du laboratoire de pathologie de Douala (dont il devient l'adjoint) et avec les phytopathologistes de Paris-Nogent (Maublanc, Roger) les parasites du caféier, mais aussi du manioc, du tabac, du bananier, etc.. Ces interventions, de Douala à Nkongsamba, connaissent le même succès que ses actions en faveur du cacaoyer. Elles ont un tel retentissement qu'elles sont encore très récemment saluées [Le Messager, 20 juin 2007] par le journaliste Mathieu Nathanaël Njog, dans une évocation nostalgique du passé florissant de l'ex-troisième ville du Cameroun, Nkongsamba : Les hommes du troisième âge se souviennent encore de l'instauration de la culture du café par le proconsul Marius Pascalet, conducteur des travaux agricoles, nommé chef de poste agricole de Nkongsamba, le 14 décembre 1938. Il fût la cheville ouvrière de la politique française relative à l'instauration du café dans le Moungo (Mungo).
Dont acte à la mémoire du proconsul Marius.

René Pascalet (1899-1961) est, lui, sans aucun doute attiré (aspiré ?) au Cameroun par son grand frère qu'il rejoint à Ebolowa, vraisemblablement dès sa sortie de l'École du Havre (1924-1925 ?). Il y reçoit naturellement la meilleure formation qui soit et partage un temps les travaux et succès de son aîné. L'administration interrompt toutefois assez rapidement ce tandem fraternel en affectant René dans le Nord-Cameroun. Un illustre témoin, André Gide, qui achève un long périple Congo-Tchad-Cameroun, rencontre, lors d'une étape à Voudjiri (cinquante kilomètres au sud de Tibati, sur le plateau sud-camerounais) le 27 avril 1926, l'ingénieur Pascalet qui monte à Garoua pour étudier la culture du coton. [Retour du Tchad. Éditions Gallimard, 1928, p. 185]. À noter qu'à l'époque la formation de l'École du Havre est d'inspiration très cotonnière, à l'image de son fondateur Charles Auguste Marande, négociant en coton, le cofondateur en étant notre ancien Émile Prudhomme, directeur de l'ENSAC de Nogent, après Jean Dybowski. René est d'abord affecté à la Station agricole de Garoua, puis au Secteur agricole de Maroua, vraisemblablement jusqu'à la guerre (il est nommé conducteur principal hors-classe le 1er juillet 1938).
Et pendant une décennie René met un point d'honneur à égaler son frère dans l'action de terrain, au plus près des paysans dans la mémoire desquels il va, lui aussi, laisser une empreinte indélébile. Nos amis Christian Seignobos, Henri Tourneux, Yaya Daïrou de l'Orstom-IRD en témoignent encore en 1998 : proche des gens avec qui il travaillait, (René Pascalet) parlait... le fulfulde. Plusieurs innovations portent son nom : le cotonnier Allen est dit « hottollo Pascale » (coton de Pascalet), la charrue, ou parfois un type de charrue, est désignée comme « baaneewo Pascale » (houe de Pascalet). Un quartier de Maroua porte le nom de « Jaareengol Pascale ». C'est là que les parcelles de la future station agricole furent délimitées. [Dictionnaire Peul de l'agriculture et de la nature. Karthala, CTA, Cirad, 1998].
Comme son frère, René entretient, en outre, avec les scientifiques métropolitains des liaisons fort utiles à ceux-ci, notamment en botanique (étude des graminées) et en ichtyologie (vingt échantillons d'espèces de poissons d'eau douce d'Afrique tropicale portent, au Muséum national d'Histoire naturelle, la mention « collecteur René Pascalet ». René n'a donc pas failli en contribuant lui aussi fortement à la brillante et exceptionnellement durable réputation des Pascalet.
Quelle profonde empreinte il a laissée au Nord-Cameroun !

Malheureusement, les traces de ces deux valeureux anciens se perdent pour moi à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Des recherches sérieuses (auprès de l'Istom, de l'IRC, de la Bibliothèque historique de Nogent-sur-Marne, aux Archives ministérielles, dans la mémoire des anciens) devraient permettre d'en savoir beaucoup plus. Mais, déjà, cette portion de vie de Marius et René Pascalet ne méritait-elle pas d'être, même trop sommairement, contée en témoignage de leur oeuvre, si magnifiquement accomplie au Cameroun ? Accablant, ai-je annoncé en titre...

Montpellier, le 12 mai 2014
René Tourte

PS : Ceci n'est qu'un essai sans doute truffé d'imprécisions et d'erreurs de dates, de lieux, de personnes. Tous compléments, corrections, critiques sont naturellement les bienvenus.


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