Nous vous informons du décès, jeudi 23 janvier 2025, à son domicile, de notre doyen René Tourte.
René Tourte est né le 1er juillet 1924 à Bourganeuf dans la Creuse, dans la ferme ancestrale de ses grands-parents maternels, auprès desquels il a passé toutes ses vacances d’enfant, d’adolescent et de jeune adulte. Il a, pendant de longues années, partagé la vie, les travaux de l’exploitation familiale et de celles de parents proches du village, et ainsi découvert une agriculture que l’on pensait attardée et qu’il qualifiait lui-même d’« agro-écologique hautement élaborée », à la mesure des ressources et moyens de l’époque.
Ses parents ayant opté pour des carrières parisiennes, il a effectué tout son cursus scolaire dans la capitale, l’achevant par l’Institut national agronomique en 1943-1945, puis l’École supérieure d’application d’agriculture tropicale (Esaat), en 1945-1946. Sa formation à l’agriculture a d’abord été pratique et écologique en Creuse, puis théorique et agronomique à l’Agro et à « Nogent », dualité qui lui a posé, en fin d’études, un cruel dilemme : reprendre la ferme de ses ancêtres ou exercer ces quelques savoirs et savoir-faire accumulés, en d’autres lieux supposés pouvoir en bénéficier.
En 1944-1945, la Seconde Guerre mondiale s’achève, le général de Gaulle lance sa grande idée d’une Union française fraternelle, dont les territoires pourront attendre beaucoup du grand frère, reconnaissant des sacrifices consentis dans les combats d’Afrique et d’Europe. L’élan gaullien est irrésistible et comme il l’avoue, « l’outre-mer mystérieux l’attire ». Il opte donc, après les deux années d’Agro, pour une troisième année d’application à l’Esaat. À sa sortie, seuls deux choix lui sont permis : celui de la Fédération d’affectation, AOF, AEF, ou Madagascar ; et, au sein des services de l’agriculture outre-mer, l’option entre le cadre de la « production » (vulgarisation) et celui des « laboratoires » (recherche). Il choisit l’AOF et, bien évidemment, la production, n’ayant aucune attirance pour « la blouse blanche » ainsi qu’il l’avoue.
Le départ pour l’Afrique est cependant différé, car subordonné à une relève pourtant urgente des très nombreux anciens bloqués outre-mer par cinq années de guerre. Les moyens d’acheminement sont encore essentiellement maritimes mais les navires disponibles sont en nombre très insuffisant et souvent bien fatigués. Il est, dans l’attente, affecté à l’automne 1946 au Jardin tropical de Nogent sous la direction de René Coste (futur DG de l’IFCC), où il rencontre avec curiosité les chercheurs de la Section technique d’agriculture tropicale (STAT), scientifiques confirmés, les premiers anciens de retour des tropiques. Il y consulte longuement la très riche bibliothèque aujourd’hui « historique ».
Enfin, en décembre 1947, c’est l’embarquement pour l’Afrique à Cherbourg sur le magnifique paquebot Pasteur, aménagé en transport de troupes pour accélérer la relève. Dakar est atteint en quatre jours et demi. C’est sur le pont même du Pasteur, que l’inspecteur général de l’agriculture de la fédération lui annonce enfin son affectation à la station expérimentale de l’arachide de Bambey au Sénégal, également siège du secteur soudanais de recherches agronomiques. À sa stupéfaction, étant donné qu’il avait opté pour la production…, le grand Robert Sagot lui répond par un argument irréfutable : « C’est le seul lieu où l’on peut accueillir un couple marié ». Ainsi naît une vocation !
1948-1960. Pendant un an, à Bambey, il assume les fonctions d’adjoint, puis d’intérimaire de Louis Sauger, responsable de la sélection arachide, mil, sorgho, manioc, ricin et toutes autres cultures étudiées par la station, qui deviendra rapidement son grand ami et, plus tard, un exceptionnel patron. A mi-1949, le départ d’un collègue lui permet de postuler avec succès au poste de chef du service des cultures de la station, en charge de la gestion du domaine (préparation des terrains, multiplication des semences, activités de routine, etc.), qui lui convient très bien compte-tenu de ses racines paysannes.
En 1950, une profonde réorganisation des services de la recherche agronomique outre-mer intervient : Bambey devient, sous la houlette de Robert Jeannin et François Bouffil, Centre de recherches agronomiques à vocation fédérale, composé de deux divisions. L’une de ces divisions, celle des « Laboratoires » (existants), est confiée à Serge Bouyer, agrologue, puis à Louis Sauger. L’autre division, nouvellement créée, profonde innovation pour les services de recherche de l’époque, est celle de l’agronomie, qui lui échoit au retour d’une mission de trois mois aux USA, et ainsi qu’il le dira, peut-être grâce à son « profil tourné vers l’application » !
C’est le début d’une décennie passionnante au cours de laquelle l’équipe agronomie s’étoffe : techniques agronomiques, mécanisation, association agriculture-élevage, économie rurale, pré-vulgarisation… Grâce à l’arrivée de jeunes agronomes enthousiastes, l’« agronomie » va ouvrir largement les portes du centre vers l’extérieur, tant vers l’amont des décideurs que vers l’aval des utilisateurs, et engager sa marche vers le monde paysan.
En 1960, c’est l’indépendance des États africains. Le CRA de Bambey devient le Centre national de la recherche agronomique du Sénégal. Il garde cependant sa carrure régionale, voire internationale, grâce à de nombreux échanges inter-États qui se poursuivent, et à sa gestion confiée à l’Irat. À la division d’agronomie une nouvelle équipe se met en place. Dès 1962, sa fusion avec la division des laboratoires débouche sur un ensemble remarquable de recherches pluridisciplinaires dont Louis Sauger, devenu directeur général du centre puis de l’Irat /Sénégal, lui confie la direction scientifique.
De 1960 à 1974, René Tourte, le « producteur » déguisé en chercheur va progressivement mettre en place les bases d’une recherche agronomique syncrétique, holistique associant intimement, dans ses objectifs et actions, les respectables disciplines classiques à celles plus proches et cognitives des conditions, problèmes, contraintes, attentes du monde rural. Apparaissent de nouveaux types d’approches de mieux en mieux formalisés : recherche-système, recherche-action, recherche-développement, partenariat producteur-développeur-chercheur, développement expérimental…, dont les Unités Expérimentales du Sine-Saloum, lancées en 1968, sont une première épreuve en vraie grandeur. Ce projet un peu fou, mené avec la participation de près de 4 000 habitants de plusieurs villages, sur plus de 12 000 hectares, est soutenu par les hautes autorités sénégalaises, par la direction générale de l’Irat, par la Mission d’Aide et de Coopération française de Dakar, mais beaucoup moins apprécié par de hauts pontifes effrayés par une possible disparition de la sacro-sainte barrière entre recherche et vulgarisation : « à chacun son métier… ».
Mais en 1974 place doit être faite aux jeunes, en particulier Africains, et ses presque trente années de séjour en Afrique s’achèvent ; il y retournera souvent en mission… et en pèlerinage ! Période extraordinaire qui lui permet de côtoyer de grands noms de l’agriculture tropicale : Roland Portères, Maurice Guillaume, Pierre Viguier, Maurice Rossin, Paul Mornet, Jean Pagot, René Catinot, Louis Malassis, Paul Pélissier … ; grâce au soutien inconditionnel de ses patrons et amis, Francis Bour, le ministre Habib Thiam, Guy Camus, Louis Sauger ; sous l’égide bienveillante de hautes personnalités politiques:Léopold Sédar Senghor, Abdou Diouf…
La dernière phase de sa carrière se déroule au Gerdat, puis au Cirad à Montpellier. Elle va s’étaler sur quinze années supplémentaires qui vont lui permettre de découvrir, ou de mieux connaître, une quarantaine de pays du monde tropical d’Afrique et d’Amérique latine :
- 1974-1983, chef de la division d’agronomie et de la Division des Systèmes agraires des services centraux de l’Irat ; représentant de l’Irat au Centre de Montpellier du Groupement d’études et de recherches pour le développement de l’agronomie tropicale (Gerdat) ;
- 1981-1984 : responsable scientifique du département agronomie et systèmes agraires du Cnearc ;
- 1984-1986 : directeur fondateur du département des systèmes agraires du Cirad, Dsa à Montpellier ;
- 1986-1990, conseiller (en retraite) des directeurs généraux du Cirad.
Une parenthèse doit cependant être ouverte dans cette période métropolitaine :
- De 1980 à 1984, après accord entre les directions de l’Irat et de l’Esaat (transféré de Nogent à Montpellier), il anime, à « mi-temps » (c’est-à-dire la troisième moitié de ses activités !) la création et le montage de la filière « Productions végétales » du nouveau Cnearc (Centre national d’études en agronomie des régions chaudes) filière devenue dès la deuxième année « Agronomie et systèmes agraires ».
Cette dernière et très riche phase montpelliéraine de sa carrière lui permet, sous la houlette dynamique et amicale de Francis Bour, Hervé Bichat, Henri Carsalade, avec la complicité de René Billaz, de Jacques Lefort et de bien d’autres collègues futurs maîtres à penser, de proposer, faire connaître, accompagner ces nouvelles approches de recherche dans lesquelles le producteur, le paysan, leurs conseillers deviennent acteurs et décideurs majeurs, et de voir ces démarches reconnues et adoptées par de nombreux pays.
En 1990, il quitte officiellement la scène de l’agriculture tropicale, après quarante-cinq années passées à son service. Il s’attelle alors à une Histoire de la recherche agricole en Afrique tropicale francophone. Cet ouvrage monumental, réalisé à la demande (1996) de la FAO, nécessite avec l'appui de son épouse Christiane Tourte quelque 15 années de travail et demande moult recherches, rencontres, consultations dont la bibliographie d’environ 2 500 documents.
Publications et échanges :
- En activité,
- publication de nombreux articles dans les revues spécialisées (dont l’Agronomie tropicale) ;
- communications aux conférences, congrès, nationaux et internationaux ;
- rencontres de personnalités politiques, de scientifiques, de techniciens, etc., à l’occasion d’accueils sur les sites, de réunions et de missions dans les pays de séjour ou visités ;
- échanges et dialogues sur le terrain avec les paysannats et organismes acteurs du développement rural des pays partenaires.
- En retraite (écrits et entretiens),
- histoires d’instituts de recherche constitutifs du Cirad : de l’IRAT (Institut de recherches agronomiques pour l’agriculture tropicale et les cultures vivrières) , du DSA (Département des systèmes agraires), du Ceemat (Centre d’études et d’expérimentation du machinisme agricole tropical) (contribution) ;
- Histoire de la recherche agricole en Afrique tropicale francophone (contrat FAO), de près de 2800 pages en six volumes, terminée en 2011. Il est entièrement disponible et téléchargeable gratuitement sur le site Internet de la FAO (lien : https://www.fao.org/4/a0217f/a0217f00.htm).
- Le volume I, sorte d’avant-propos, a été publié en une édition papier en 2005 (par la FAO). En 2019, une édition complète, en 4 volumes, est publiée par l’Harmattan.
- mémoires et interviews, etc., dont « Interview de René Tourte» publiée dans la revue Archorales du Comité d’histoire Inra/Cirad, n° 17/ Agronomes du Cirad, 2016, 24 pages.
Distinctions honorifiques :
- Chevalier de la Légion d’Honneur ;
- Chevalier du Mérite national français ;
- Officier du Mérite agricole ;
- Commandeur de l’Ordre national du Sénégal ;
- Médaille d’Or de l’Académie d’Agriculture (2021) ;
- Médaille de Citoyen d’Honneur de la ville de Montpellier (2024).
Hommage de René Billaz
René Tourte en mission au Sertão brésilien
Vers la fin des années 80, j’ai eu le plaisir d’accompagner René dans la visite d’un centre brésilien de recherche agronomique situé dans la zone semi-aride, soit à la latitude de Fortaleza, un bon millier de kilomètres au nord de l’embouchure de l’Amazone. Ça y est, vous vous y retrouvez ?
Pour les agronomes sahéliens, la visite du monde rural du Sertão est très instructive : des sols très proches, une pluviométrie comparable, mais des exploitations très différentes, illustrées par le fait que les agriculteurs sahéliens ne clôturent jamais leurs parcelles, et que c’est l’inverse au Sertão : des piquets et des fils de fer barbelés partout.
Et nous voilà, les deux René, à observer les paysages, les cultures et les troupeaux, discuter avec les paysans, les techniciens et les chercheurs. Je lui servais de guide, car je connaissais la région depuis plusieurs années et baragouinais un portugais « basico ».
René s’est régalé : la chaleur de l’accueil, si caractéristique du Brésil, y était aussi beaucoup, auquel contribuait la « caïpirinha », un apéritif à base d’alcool de canne à sucre très efficace pour contribuer à la chaleur humaine, l’équivalent brésilien du « roncito » des Vénézuéliens et de leurs voisins.
Cette mission nous a beaucoup rapprochés. À Bambey, le bizut que j’étais quand j’y suis arrivé, en 1955, n’avait pas de relations professionnelles avec toi : tu n’étais pas mon patron, et nos huit ans d’âge de différence n’aidaient pas à mieux se connaître.
Ce n’est qu’une vingtaine d’années après, que nos chemins se sont de nouveau croisés, à Montpellier, où se retrouvaient de nombreux chercheurs des onze « tribus gauloises » qui allaient en 1984 constituer le Cirad. Moi j’y étais au titre de l’Ifarc, créé par Jacques Alliot et Jacques Lefort pour la formation des chercheurs français et étrangers.
Retrouvailles chaleureuses, amicales, dont je garde un excellent souvenir. Au Cirad, dont tu dirigeais avec l’ami Jacques Lefort le département des systèmes agraires, tu as pu valoriser toute l’expérience accumulée depuis les « unités expérimentales du Sine-Saloum » une initiative majeure dans la mise en œuvre de notre rêve commun : faire sortir les chercheurs de leurs stations, créer une alternative au modèle classique : la recherche innove, et la vulgarisation transmet le savoir.
Et voilà que tu viens de nous quitter, après un siècle d’une existence plus que bien remplie, y compris au-delà de ta retraite avec la rédaction de ton ouvrage monumental sur l’histoire de la recherche agronomique tropicale.
Je n’ai pas de doute sur le fait que tu nous as quittés sereinement. Sois certain que tu laisses une foule d’héritiers professionnels.
Au revoir René. D’ici pas très longtemps, on partagera une « caïpirinha », assis sur le bord d’un nuage, bénéficiant du sourire enchanteur de Geneviève.
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