Notre collègue Alain Renou, retraité depuis mi 2018, est décédé le 10 octobre 2024 à l’hôpital de Boulogne-sur-Mer, ville dont il était originaire, des suites d'une maladie décelée au printemps. Il avait 72 ans.

Ingénieur agronome Paris-Grignon (promo 1972), il débuta sa carrière au Tchad – à Bébedjia – en 1976, comme VSN (Volontaire du service national), en qualité d'entomologiste à l’IRCT (Institut de recherche du coton et des textiles exotiques) ; il fut affecté successivement au Tchad, au Cameroun, à nouveau au Tchad, en Thaïlande en 1994 puis au Mali en 2002. A deux reprises, il dirigea la station (centrale) de Bébedjia, d'abord pour l'IRCT (coton) puis pour le Cirad, embrassant en plus du coton les cultures vivrières et fruitières et la gestion des terroirs ; il fut également correspondant du Cirad au Mali.

Gros bosseur soucieux de valoriser sur le terrain les acquis de la recherche, Alain a accompagné l'expansion de la culture cotonnière en agriculture familiale en Afrique et en Asie, dans le sillage de la révolution verte puis de l'agroécologie – révolution doublement verte –d'abord avec l'évolution de la lutte chimique contre les nombreux ravageurs du cotonnier, réalisée sur calendrier prédéfini puis à partir d’observations et de seuils, notamment au Mali. Dans ce pays, il redécouvrit les vertus agroécologiques de l'écimage des cotonniers, ancienne pratique paysanne africaine : ces derniers travaux illuminèrent durablement sa fin de carrière, et en relai celles de collègues et partenaires plus jeunes, avec des perspectives plus qu'intéressantes. C'est aussi dans ce pays où, accompagné de Valérie sa petite fille thaï, il eut le bonheur de fonder avec Safia une famille stable : ils eurent deux enfants, Kadidja et Samba, qui comme Valérie eurent le bonheur d'être bercés sur l'air et les paroles du P'tit Quinquin, un vrai privilège sur les rives du Niger !

Unanimes, nos partenaires chercheurs ou dirigeants, africains ou asiatiques, louaient son sens de la coopération ! Car il fut un grand serviteur de l'IRCT, du Cirad et, partant, de la Coopération française. Officier du Mérite agricole, il laisse une production scientifique de 34 articles et 8 chapitres d’ouvrages, consultables parmi ses 142 références recensées dans la base documentaire ouverte du Cirad (https://agritrop.cirad.fr/). Nul doute que de là où il est, son esprit pourra à loisir vaguer sur le littoral de la Manche ou de la Mer du Nord ou retourner hanter les champs de coton, non loin des rives du Logone, de la Bénoué et du Niger.

Phare vénéré dans un havre de paix et de sociabilité

Le phare vénéré, c'était Alain féru de biomathématiques et non jaloux de ses compétences, et le havre de paix sociale, c'était Maroua (Cameroun) entre 1983 et 1987 et son corpus de chercheurs. Ce furent des années d’ouverture à d'autres disciplines car une vingtaine de chercheurs français (Cirad et Orstom) et étrangers (ICRISAT, USAID, universités américaines ou bataves) et bien entendu autant et plus de jeunes chercheurs camerounais s’y côtoyaient, au sein d'une structure nationale (le centre Ira de Maroua, aujourd'hui Irad), pour travailler ensemble au développement durable des zones de savanes. Au début de cette période où la règle à calcul ornait encore certains bureaux et où l’ordinateur portable ne s’était pas encore démocratisé, Alain et sa fameuse calculatrice scientifique HP à bandelettes magnétiques, ont aidé maints collègues coton et non coton, voire agroforestiers, à analyser leurs résultats.

Maroua, havre épanouissant pour cet être d’exception, réservé mais bienveillant, plein d’humour et souvent surprenant. Parmi les aspects non conformistes d’Alain, scientifique rigoureux à écriture calligraphiée exempte de ratures, il y avait son look d’ancien soixante-huitard, cheveux longs et ondulés sur le cou, barbe fleurie, si bien que maints fidèles des missions catholiques n'hésitaient à déclarer « il ressemble à Jésus » (celui des estampes pieuses), un Jésus fumeur de tabac brun qui aurait changé le vin en bière et la couronne d'épines en ronds de fumée. Fin gourmet, franc sourire et rire communicatif : à propos de repas joyeux, les anciens du « Maroua social club » se souviennent encore de la fête organisée pour son départ où, tel un sultan Peul, il reçut l’hommage des griots en grande tenue, puis celui d’une équipe foutraque de pseudo gitans andalous, lui interprétant sur l’air de Carmen : « Alain Renou prend garde… car Bébedjia t’attend ! ».

Capitaine courageux dans un chaudron d'instabilité

Dans sa carrière, Alain Renou connut au Tchad, deux affectations durant, des conditions de travail à haut risque sécuritaire, avec notamment l'affaire du bazooka, oublié en 1982 par des combattants de passage derrière un labo de la station de Bébedjia. Cette affaire valut à Alain, directeur (alias chef) de station depuis 1979, les pires ennuis avec les combattants tenant la place, allant jusqu'à un emprisonnement et enfin sa libération obtenue avec l'intervention des autorités françaises. Passée la commotion, il fut affecté à Maroua en 1983, véritable oasis apaisante où, on l'a vu, ses talents furent fort appréciés de tous à la fois qu'il découvrit le fonctionnement d'un pôle de R&D multidisciplinaire à vocation régionale. Il fut donc rappelé au Tchad en 1988, où toujours courageux et fort de son expérience camerounaise, il impulsa jusqu'à son départ, fin 1993, un nouvel élan pluridisciplinaire, en renforçant les capacités et le rayonnement de Bébedjia.

Zoom sur sa première affectation à Bébedjia, station centrale IRCT

L'histoire du Tchad indépendant est jalonnée d'évènements majeurs, souvent sanglants (https://fr.wikipedia.org/wiki/Histoire_du_Tchad), et de maints coups de force incontrôlés, le plus souvent non recensés, dont certains ont hélas interféré avec le fonctionnement et l'histoire de la station de Bébedjia. Pour Alain, ça commence avec les « évènements de 1979 » et l'évacuation des expatriés de la station, qui fort heureusement resta tenue en bon ordre grâce à un chef de culture tchadien, A. Miskine, auparavant responsable de la station annexe de Matafo dans les polders du Lac Tchad (3 références Agritrop) : l'IRCT lui dut une fière chandelle ! Après une accalmie relative, les activités reprennent à la station de Bébedjia avec Alain promu chef de station, à la tête d'une équipe rénovée de jeunes chercheurs célibataires (Patrice Guibordeau † et Jacques Aspirot †), épaulée par un chef de garage expérimenté (Joel Decaix †) et bientôt renforcée par deux chercheurs tchadiens (B. Djoulet † et Yagoua Ndjekoun Kosse †) et un ou deux VSN (dont votre serviteur). En effet, des expatriés célibataires étaient préférés aux familles car l'instabilité politico-militaire restait de mise sur presque tout le pays. Au point que début 1982 le Sud cotonnier, tenu à Moundou par le colonel Kamougué vice-président de la république, se retrouva coupé du Nord après l'éviction à N'Djamena du président Goukouni Oueddey par Hissène Habré ; cela ne dura guère car, dès septembre 1982 (sans attendre la saison sèche, saison de la guerre), Idriss Déby, lieutenant du désormais président Hissène Habré chassa l'irréductible colonel (qui jusqu'au dernier moment espéra des renforts aériens libyens qui jamais n'arrivèrent), mettant ainsi fin à cet épisode sécessionniste. Dans sa progression vers Moundou en provenance de Sarh, la colonne Déby fit étape sur la station de Bébedjia qu'elle trouva déserte car évacuée sur Moundou juste avant, notre lieu de ralliement étant la mission catholique, et ses murs épais présumés à l'épreuve des balles. Les combattants de Déby se saisirent de nos véhicules et les firent démarrer même sans clé, et ainsi Idriss Déby put parader triomphalement à bord de la 305 rouge directoriale d'Alain alors que nos bâchées 404 Peugeot, débâchées et une mitrailleuse sur le toit mais toujours avec le sigle IRCT sur les portières, patrouillaient sans complexe dans Moundou. Puis, passée l'alarme rouge et de retour sur la station, les activités reprirent dans un calme relatif, jusqu'au jour de la découverte du fameux, ou plutôt funeste, bazooka, déjà évoqué, celui oublié derrière le labo de phytopathologie par des combattants de Déby et qui valut à Alain les pires ennuis in crescendo dans une enfilade de très mauvais coton : harcèlement infernal, angoisse de la prison et au final évacuation libératrice en France au prix de tractations diplomatico-militaires à très haut niveau.

Zoom sur sa seconde affectation à Bébedjia, devenue station du Cirad

En 1988, on retrouve Alain très entreprenant comme chef de station, lui imprimant un nouvel élan, avec élargissement des ressources financières, humaines, informatiques, dans une ambiance qu'on espérait rassérénée mais toujours incertaine. Au point que fin 1990 le président Hissène Habré est à son tour renversé par son lieutenant Idriss Déby. Dans ce tumulte, la soldatesque allait de nouveau faire irruption à la la station de Bébedjia à l’occasion de la fuite vers le sud des combattants du président déchu ; or, juste avant leur passage, Alain avait ravitaillé la station en numéraire, avec force liasses de francs CFA : il se hâta alors de cacher le magot chez lui dans la chasse d'eau des toilettes de sa case ; si bien que dans le coffre-fort de la station, les combattants ne trouvent qu'un maigre résidu, toutefois acceptable pour leurs poches, et demandent à voir le chef de station ; ils fouillent sa case partout, sauf dans la chasse d'eau, et repartent, faute de mieux, avec toutes ses chaussures en guise de butin. Mais quel soulagement quasi miraculeux, notamment pour honorer les salaires, acquittés avec gratitude par presque une centaine de salariés, temporaires et journaliers, et pour fournir les expatriés en liquidités. Il y eut cependant ordre d'évacuation mais Alain, pieds nus, et les collègues présents sur la station furent contraints de rester confinés sans bouger (le plan d'évacuation des autorités françaises n'ayant pu intégrer Bébedjia pourtant pourvue d'une piste d'atterrissage pour avions Transall), alors que ceux qui étaient en déplacement comme Rémi Fortier et Thibaud Martin furent évacués sur la France avec tous les ressortissants français de Moundou. Dans un élan solidaire et sécuritaire, les expatriés et leurs familles restés confinés sur la station se regroupèrent durant deux jours et une nuit dans une seule case, en l’occurrence celle d’Alain Renou. Et, face à un avenir incertain, ils décidèrent ce soir-là, pour donner corps à l’adage affirmant que « un bon tien vaut mieux que deux tu l’auras », de partager sur le champ, avec quelques semaines d’avance, les précieuses victuailles initialement prévues pour fêter dignement le passage à l’année 1991. Plus que jamais, la célèbre devise qui unissait ceux de Bébedjia « Rester calme et boire frais » restait de mise : quelle époque ! Devise à valeur pantropicale que Pierre Silvie se chargea de vulgariser sa carrière durant à travers l'Afrique et même outre-Atlantique !

Après le retour au calme, la première visite du nouvel ambassadeur de France fut pour Bébedjia ; lui et sa suite furent impressionnés par la qualité du repas qui leur fut servi dans le restaurant de la station, concocté par le chef de garage Joel Decaix et Jérémie, le plus fameux et dévoué des si bons cuisiniers de la station. Le restaurant acquit une réputation certaine, et suscita bien des réservations touristico-professionnelles pendant les périodes d'accalmie, y compris depuis N'Djamena via la piste d'atterrissage, façon Out of Africa. Hélas, une profonde dépression due à une déconvenue sentimentale hâta en 1993 le départ d'Alain du Tchad. Ce fut à l'initiative bienveillante de notre collègue entomologiste formé à Bébedjia par Alain, Thibaud Martin, qui fut ensuite promu chef de station.

Epilogue : Bébedjia après Renou

Une certaine insécurité persistait toujours en bruit de fond dans le pays, et la dévaluation du franc CFA de janvier 1994 dégrada durablement l'ambiance à la station en creusant les inégalités de niveau de vie entre personnels du Cirad, les grilles salariales étant établies en francs CFA pour la main d'œuvre subalterne locale et en francs français pour les chercheurs ou ingénieurs expatriés (+ chef de garage). Deux dramatiques affaires vinrent ensuite compliquer la situation jusqu'à son dénouement en 1998 avec la création de l'Itrad (Institut tchadien de recherche agronomique pour le développement).

L'affaire Guibordeau détériora encore l'ambiance locale. Sélectionneur coton et professionnel complet (22 références Agritrop sur un parcours en boucle Tchad Sénégal Togo Tchad débuté en 1980), Patrice Guibordeau faisait corps avec l'IRCT : il avait assuré plusieurs intérims de la direction de la station et était excellent camarade, malgré une consommation de bière excessive. Le soir du dimanche 21 août 1994, notre regretté collègue fut terrassé par un infarctus précoce, réplique d'un malaise survenu la veille au soir qui lui valut après consultation immédiate avec la doctoresse italienne du petit hôpital du Père Celestino, sis aussi à Bébedjia, une mise en repos complet et une prescription d'examens à effectuer dès le lundi à Moundou. L'affaire Guibordeau, à relents conspirationnistes, dérive d'une lettre de plaintes portant entre autres griefs l'accusation de non-assistance à personne en danger (pour notre regretté collègue), lettre adressée au chef de station Thibaud Martin, signée par un consortium de personnels locaux (avec peut-être la complicité suspectée de l'entourage de certains expatriés). L'affaire s'envenime au point qu'après bien des péripéties et la tension augmentant comme dans une haletante série TV, fin septembre 1994, en vacation radio confidentielle notre vaillant chef de station reçoit de l'insigne Dr Daniel Bourzat † correspondant du Cirad à N'Djamena l'ordre de s'exfiltrer illico presto avec sa petite famille via le Cameroun. Soutenu secrètement par la direction générale du Cirad et localement par notre valeureux chef de garage Joël Decaix et le fidèle et dévoué chauffeur Aboubakar, qui flaira bien que ce curieux et soudain déplacement avec Thibaud serait leur dernière mission ensemble.

Le Cirad envoya alors un directeur de station pratiquement vierge de tout passé tchadien, en l'occurrence Patrick Bisson, ex directeur d'UR, ancien du Cameroun et de la Compagnie ivoirienne pour le développement des textiles (CIDT). Missionné six mois pour calmer les esprits, il fut reconduit dans ses fonctions, et rejoint par son épouse ; ils partageaient leur temps entre Bébedjia et N'Djamena, car Patrick Bisson avait, outre la gestion de Bébedjia, plusieurs dossiers importants à instruire en haut lieu. En effet, 1996 marquait les 50 ans de l'installation de l'IRCT à Bébedjia, évènement à commémorer officiellement, alors qu'une importante (mais in fine assez inconsciente) ambition bilatérale franco-tchadienne émergea, favorisée aussi par une accalmie notable sur le plan politico-militaire dans ces années-là : Bébedjia était la seule station de l'Afrique cotonnière encore propriété foncière du Cirad, avec le total agrément des autorités tchadiennes (heureuses de s'en épargner le fonctionnement) ; elle offrait donc au Cirad un écrin potentiel pour y bâtir un centre de création variétale d'élite garantissant au Cirad la propriété intellectuelle sur les nouvelles obtentions et donc des perspectives de recettes sur les ventes internationales de semences et les royalties correspondantes, avec pour le Tchad d'intéressantes retombées fiscales. La célébration du cinquantenaire fut honorée par la présence de l'ambassadeur de France et du ministre tchadien de l'agriculture, et toute une délégation franco-tchadienne embarquée à N'Djamena en Transall, et débarquée à Bébedjia pour une fastueuse journée, en compagnie d'une équipe de la télévision tchadienne[1].

Euphorie passagère qui comme la Perrette de la fable s'écroula au premier semestre 1997 avec l'affaire Ousmane. Edouard Ousmane (Ϯ 2015) était tchadien, lui aussi sélectionneur coton et expert en égrenage (34 références Agritrop entre 1986 et 1998) ; très tôt promu adjoint au chef de station, il fut victime de sa droiture et de sa loyauté vis-à-vis du Cirad face à une dérive mafieuse de la pression syndicale (états de main-d'œuvre temporaire gonflés) mêlée de jalousie et de considérations ethniques (lui et sa femme étaient des Moundang, quasiment étrangers chez les Ngambaye) : alléguant des pratiques de sorcellerie tribale, une lettre des représentants du personnel demandait son départ ; devant le refus opposé par Patrick Bisson, l'affaire dégénéra en grève générale, avec coupure d'eau et d'électricité ; Patrick Bisson ordonna l'évacuation des expatriés sur Moundou, et organisa avec l'appui du préfet de Doba l'exfiltration sous protection militaire d'Edouard Ousmane et de sa famille. L'affaire s'ébruita jusqu'à N'djamena. Avec un dénouement in extremis qui marqua pour la famille Ousmane le départ définitif de Bébedjia[2], et pour la station la reprise des activités routinières, puis une visite ad hoc du président tchadien Idriss Déby avec de sévères remontrances pour le personnel de la station : il n'était pas homme à plaisanter. Mais le départ d'Edouard Ousmane fut révélateur pour le Cirad d'une situation toxique.

En effet, le malaise local s'avérait systémique et, depuis la dévaluation du franc CFA du 11 janvier 1994, la situation devenait de plus en plus difficilement soutenable. Bernard Bachelier, depuis peu DG du Cirad, s'empara du « cas Bébedjia », dispositif « propre » de recherche devenu anachronique car directement hérité de la colonisation. Finalement, d'accord parties avec encore une forte implication de Patrick Bisson, et sous l'impulsion déterminante de Bernard Bachelier, représenté pour la circonstance par Jean-Philippe Deguine, la station fut totalement restituée au Tchad en avril 1998 à la faveur de la renaissance de l'Itrad (Institut tchadien de recherche agronomique pour le développement)[3], avec retrait de tous les Ciradiens, afin de bien marquer la fin de l'ancien modèle d'intervention, jugé dépassé.

Changement institutionnel à Bébedjia : exit le Cirad, venit l'Itrad

Une nouvelle page de l'histoire de Bébedjia sous pavillon Itrad s'ouvrait ainsi, avec Jean Ngamine comme premier directeur tchadien (9 références Agritrop, dont 3 postérieures à 1998). La coopération de l'Itrad avec le Cirad prenait de nouvelles formes, en partenariat multilatéral avec des institutions nationales voisines, notamment dans le cadre du Prasac Projet régional sur les savanes d'Afrique centrale) dont Patrick Bisson fut à N'Djamena un des artisans opiniâtres en une longue gestation cogérée avec le Cameroun et la République centrafricaine. Avec de belles réalisations dont l'Atlas des savanes d'Afrique Centrale (2003) sur des projets élargis à davantage d'institutions nationales et du Nord, tels l'Ardesac en appui à la recherche régionale pour les savanes d'Afrique centrale ou Corus en appui aux filières et territoires.

Le Cirad a continué de coopérer avec l'Itrad en bilatéral, sur des thématiques transversales, notamment sur la gestion des exploitations ou des terroirs, ou sur la programmation de la recherche, avec deux séries de missions du regretté Michel Havard † jusqu'en 2009, ainsi que la même année avec un atelier mémorable tenu à Bébedjia sur la recherche en matière de fertilité des sols et fertilisation des cultures, animé par deux de nos vaillants anciens en position d'éméritat Jean-Louis Bozza et Jacques Arrivets Ϯ et enfin avec une mission d'appui documentaire de Marie-Claude Deboin en 2010. Simultanément, l'Itrad s'est aussi ouvert à d'autres partenariats bilatéraux hors Cirad, comme l'Ambassade de France à travers son service technique (les travaux de Damien Hauswirth sur la filière coton signalés dans Agritrop). Cependant, la coopération Cirad – Itrad-Bébedjia en matière de coton et de cultures vivrières ou fruitières apparaît en berne, les références Agritrop récentes renvoyant à des études agro-géographiques ou pastoro-sahéliennes centrées sur N'Djamena. L'Histoire opérant parfois d'étranges aller-retours, Edouard Ousmane, devenu deuxième (?) directeur de l’Itrad en 2000 puis inspecteur au ministère de l'Agriculture jusqu'à son décès en 2014, déplorait le retrait du Cirad notamment en matière de coton ! (page 5 du rapport de mission de notre regretté collègue François-Noel Reyniers, hélas absent du site de l'Adac)

Cela étant, la situation du personnel permanent et temporaire de la station de Bébedjia s'est-elle améliorée avec l'avènement de l'Itrad ? C'est à espérer, mais rien n'est moins sûr, la presse nationale ayant fait état de grèves (en 2017) pour cause de retard dans le paiement des salaires des contractuels, ce qui hélas perdure au Tchad pour des personnels dépendant de la fonction publique. Cette situation affecte d'ailleurs d'autres structures nationales africaines de recherche agricole, émancipées dès les indépendances, et soumises elles aussi, hélas, à des difficultés de fonctionnement quasiment chroniques parfois proches du dépérissement.

 

Hommages partagés à des Tchadiens salariés du Cirad à Bébedjia

L'histoire singulière de cette station est assurément remarquable à plus d'un titre. La brillante carrière internationale dans les années 1970 du cultivar BJA 592 au nom évoquant son origine tchadienne en fournit un exemple : c'est rappelé page 5 en introduction du document de 1994 valant bordereau accompagnant le versement au Centre des archives nationales de Fontainebleau, les archives parisiennes de l'IRCT, couvrant la période 1903-1993 (donc pré et post IRCT jusqu'à la fermeture du Cirad-IRCT). En outre, il est juste que Roberte de la Taille dans son ouvrage sur les 40 ans de l'IRCT publié en 1990 rende, page 90, « un hommage particulier incluant expatriés et tchadiens à l'équipe de Bébedjia ». Elle y évoque trois cas significativement dramatiques tout en gardant l'anonymat des personnes concernées : un séquestre, un emprisonnement (Alain Renou), et un tué dans un horrible mitraillage. Le présent paragraphe dévoile cet anonymat et élargit l'hommage à d'autres personnes, sans prétendre à l'exhaustivité. Il faudrait pour cela effectuer un travail d'historien, en consultant les archives, celles évoquées ci-dessus versées en 1994 aux archives nationales. Cependant, quid des archives du Cirad postérieures à 1993, dont celles qui couvrent la cession de la station de Bébedjia du Cirad à l'Itrad en 1998, documentée par le rapport de mission Deguine, 17 au 24 avril (1998, 22 pages) ou la vente des immeubles Cirad de Farcha-Ndjamena[4] en 2010, documentée par un rapport de Marc Gélis, rapports à ce jour introuvables au Cirad, malgré les efforts récents déployés par la Délégation aux archives du Cirad. Peut-être en retrouvera-t-on la trace au Tchad, à Bébedjia ou à Ndjamena côté tchadien ou côté ambassade de France ?

Lors de l'évacuation générale de 1979, la station de Bébedjia aurait sans doute été pillée par le personnel se sentant abandonné si elle n'avait pas été fermement tenue, nous l'avons précisé, par un Tchadien salarié de l'IRCT en la personne d'A. Miskine. Certains expatriés ont certes eu à subir de terrifiantes situations, de rétentions de quelques heures avec menaces de mort, en brousse lors de nos vastes tournées à travers tout le grand sud cotonnier (tels Eric Héquet et Patrice Guibordeau †, en juin 1984 ou Rémi Fortier quelques temps après) ou sur station (tout le staff station lors de l'attaque de la sous-préfecture le 25 août 1984, hébergée au fond de la station, dernière case à côté du terrain d'aviation). Mais nous avons vu que ce fut aussi le cas pour le Tchadien Edouard Ousmane †, l'incorruptible chef de station adjoint qui, sans compromission, résista à de terribles pressions internes d'une partie de ses collaborateurs. S’il n’y eut aucun tué à déplorer parmi les expatriés, il y eut fin 1984 le massacre évoqué dans le recueil des 40 ans de l'IRCT qui emporta le très dévoué et très regretté chauffeur, tractoriste et aide-mécanicien Etienne Mbangnayel †, victime des « codos » (commandos rebelles) sur la piste entre Bébedjia et Moundou. D'autres périrent aussi dans des circonstances louches tel Joseph Ngarkondjim, jeune chauffeur bienveillant, précieux accompagnateur à travers toute la brousse cotonnière des entomologistes juniors, en mission de prévulgarisation des nouveaux insecticides moins dangereux (Gilles Durouchoux, Laurent Peyre, Jean-Philippe Deguine). D'autres encore salariés ou retraités gardent sans doute des séquelles physiques ou psychologiques du déficit sécuritaire de cette période-là. Eux aussi mériteraient probablement que leur soit rendu un hommage sincère. Ils n'étaient certes pas français, mais ils furent des salariés de l'IRCT et étaient devenus des salariés du Cirad. Ne leur devons-nous pas un hommage posthume ou tardif, tracté en cette occasion par celui rendu ici à Alain Renou ?

Remerciements

Texte écrit avec des contributions de Régis Peltier, Rémi Fortier, Jacques Pagès, Patrick Bisson et Gnadang Ousmane et le concours et les témoignages de Thibaud Martin, Sylvie Levicki, Jean-Philippe Deguine, Gérard Gawrysiak et Thierry Chenet, l'aide documentaire de Philippe de Mortillet et Marc Malmejean de la bibliothèque Cirad de Lavalette, et de la délégation aux archives du Cirad. Qu'ils soient ici tous remerciés, avec une mention spéciale pour Gnadang Ousmane, fille d'Edouard Ousmane, conseillère municipale à la ville de Toulouse, qui elle aussi a rédigé un livre non encore publié couvrant son enfance à Bébedjia entre 1985 et 1997.

Remerciements aussi à Eric Hequet, Jean-Yves Jamin, Géraud Magrin pour leur relecture et à Pierre Silvie et Bruno Bachelier pour leurs pointilleuses et pertinentes corrections avant soumission, ainsi qu'à Nicole Pons pour ses corrections tout autant pointilleuses et pertinentes après soumission à l'Adac et à Francis Ganry pour la mise en page sur le site de l'Adac.

José Martin

Décembre 2024-Mai 2025

[1] Que la TV tchadienne soit ici à nouveau remerciée, pour avoir fait parvenir à l'époque à Patrick Bisson une cassette de la vidéo en format VHS filmée en cette journée mémorable. Vidéocassette de 1996 retrouvée dans les archives personnelles de Patrick Bisson à l'occasion de ma recherche de témoins pour la rédaction de ce texte, transmise début 2025 au responsable technique et cogestionnaire du plateau audiovisuel (MUSC, MUltimédia pour la SCience) du Cirad, Philippe Causse, qui en a assuré avec enthousiasme la numérisation et l'amélioration des qualités visuelle et sonore, avec le concours de Patrick Bisson pour l’ajout de titres avant dépôt sur Agritrop. Précédemment aussi, Thibaud Martin étant directeur de station, la TV tchadienne avait réalisé en 1993 un documentaire sur les activités de la station de Bébédjia, cassette archivée en bibliothèque Cirad à Montpellier (https://agritrop.cirad.fr/481742), et à présent numérisée par la même occasion, avec le concours de Thibaud Martin pour l’ajout de titres avant dépôt sur Agritrop, en libre accès pour tout public, avec une pensée particulière pour le public tchadien.

[2] Le départ de la famille Ousmane, opéré en 2 (voire 3) temps est ici relaté en mode condensé tout en restant globalement fidèle à la réalité des évènements.

[3] L'Itrad créé en 1972 était de facto resté en veille depuis sa création (source discussion avec Chat GPT le 30 mars 2025).

[4] Farcha abritait une importante installation de l'IEMVT (Institut d'élevage et de médecine vétérinaire tropicale) avec notamment un laboratoire de fabrication de vaccins à vocation régionale (internationale) ; s'y trouvait aussi la direction régionale de l'IRCT au Tchad, avec ses bureaux, un petit laboratoire de technologie cotonnière (transféré à Moundou auprès de la Cotontchad), le logement du représentant régional et une chambre de passage où il me fut donné de passer 3 journées dans un état sub-comateux en juin 1983, atteint d'une sévère hépatite épidémique dont étaient alors victimes la moitié des nouveaux arrivants au Tchad. La direction régionale de l'IRCT, longtemps tenue par feu Christian Mégie, puis par feu Théophile Moustapha Yéhouessi et enfin par Nadingar Alladoungué ; quand le département IRCT du Tchad fut fondu au sein du département Cultures annuelles(-CA) du Cirad, le sigle IRCT perdura au Tchad, pour désigner l'antenne administrative de la station de Bébedjia à Ndjamena, sous le sigle officieux de l'Institut de recherche cotonnière au Tchad.

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