Jeunesse et formation
Je suis né en août 1953, à Valenciennes, au temps de la reconstruction et de la communauté du charbon et de l’acier. Valenciennes est alors le chef-lieu d’une agglomération de plus de 300 000 habitants, à cheval sur la France et la Belgique, une agglomération de mines et de sidérurgie.
Ma famille est une famille de mineurs. Après le lycée, boursier de la république, l’école des mines de Douai est la voie toute tracée. Mais l’Afrique m’attire depuis longtemps.
Mes références sont coloniales et humanistes. L’armée a donné à mon grand-père, jeune mineur, une promotion inespérée. Pendant la guerre, après Dunkerque, l’Armistice et la défaite, il a séjourné en AOF, en particulier à Kidal, le bagne de l’Afrique de l’Ouest, comme intendant. Enfant, j’imaginais son séjour à la lumière des romans de Joseph Peyré, « L’escadron blanc » ou « le chef à l’étoile-d’argent », seuls livres présents chez lui. Je lisais aussi « les secrets de la mer rouge » d’Henry de Monfreid.
L’ennui de la convalescence d’une angine me fait lire une rubrique dans « Femme Actuelle ». Je découvrais alors l’Istom (Institut supérieur technique d’outre-mer) en février de l’année du bac. Ce fut une révélation et une évidence. C’était mon école.
L’Istom des années 70 était en mutation. École technique, elle voulait accéder à un statut d’école ingénieur. Cours de dactylographie, de topographie et de comptabilité avoisinaient encore avec la météorologie ou la sociologie du développement. Mais jamais malgré les tentatives de quelques-uns, les sciences exactes (agronomie, zootechnie…) ne prirent le pas dans cet équilibre disciplinaire, mais aussi humain. Des jeunes étudiants fraîchement débarqués du bac côtoyaient des hommes de 30 ans qui cherchaient la validation de leurs expériences.
Le début des années 70 était propice à toutes les audaces, à toutes les remises en cause qu’une direction débonnaire et intelligente acceptait sans crises. À la tradition de désordres et de chahuts des matchs de rugby contre la Marma (École de la Marine marchande) ou des bals de l’ESC, se sont ajoutées les grèves et les manifestations occasionnées par les lois Marcelin, la mort de P. Overney ou la simple vente de la « Cause du peuple » ou de « l’Humanité » que nous alternions pour le plaisir.
Tant bien que mal, plutôt bien d’ailleurs, j’ai traversé une scolarité de découverte et d’étonnement que le port du Havre facilitait.
Les stages étaient obligatoires et à moins de 20 ans, je débarque un jour de pluie à Fort Lamy (aujourd’hui N’Djamena). L’odeur est à jamais ancrée dans mes souvenirs. Je veux oublier le stage sans intérêt.
Un voyage d’études en Côte d’Ivoire et au Burkina Faso en mars 1974 est l’occasion d’un premier transect entre la forêt tropicale et les zones sèches de Ouahigouya. Au hasard des escales, je croise Christian Poisson à Ferkessédougou, dans un périmètre irrigué.
En juin 1974, pour ma quatrième année, l’Irat me propose un poste de VSN en Éthiopie. J’ai le souvenir peut-être faux que Jean Lou Marchand était en charge du dossier. Mais l’Éthiopie rentre dans la tourmente révolutionnaire. Je dois faire mon stage de fin d’études. La direction de l’Istom me propose un poste de chef de plantation à la Comores Bambao, à Anjouan. Je rejoins cette île tropicale en mars 1975. L’enchantement trompeur des plantes à parfums (ylang-ylang, basilic, tubéreuse, bergamote…) pour la production d’essences et concrètes se heurte à la réalité de la domination coloniale.
L’année 75 est celle de l’indépendance. Elle est aussi celle la crise économique de l’ylang-ylang. J’ai surfé pendant six mois sur des crises : grève, déclaration unilatérale d’indépendance, rupture des relations avec la France, évacuation des fonctionnaires français, sécession de Mayotte, coup d’État à Moroni, blocus d’Anjouan, débarquement de Bob Denard (le premier)…
Malgré les tensions, j’ai réussi à tisser quelques amitiés avec les pêcheurs. Les piroguiers m’emmenaient dans des parties de chasse sous-marines qui duraient jusqu’à la nuit tombée. Ils ont raconté les pratiques coloniales de mépris et d’exclusion. Les enfants appelés « noix de coco 1… » ; (l’état civil était tenu jusqu’aux années 60 par le directeur de la Bambao ; l’un d’entre eux avait de l’humour) ; les hommes battus pour une peccadille…
Mon rapport de stage préconise la distribution des terres, la création d’une agriculture familiale et le repositionnement de l’entreprise sur la transformation et l’appui technique, à l’image de la filière coton organisée par la CFDT (Compagnie française de Textile). Je reçois mon billet de retour et le directeur refuse de valider mon mémoire sauf modifications profondes que je refuse.
La direction de l’Istom organise un nouveau jury. Le diplôme en poche, je cherche un point de chute pour ma coopération. Le MAE me dirige sur le CFECTI (Centre français d’appui aux coopérants) qui accueille le Gret, à peine créé par Jean-Marie Colombon et Henri Rouillé d’Orfeuil. J’y croise pour la première fois Henri Hocdé. Nous contribuons avec d’autres à l’encyclopédie du développement (pour ma part, fiches sur l’architecture en terre et la presse CINVA-Ram[1]).
Très vite je suis fléché Guinée Bissau, pour faire partie de la première équipe de coopérants post-indépendance. Je m’y installe en février 76. D’abord dépendant du Ministère des Affaires étrangères, je passe rapidement sous la responsabilité du Ministère de la Coopération, fin 1976. Je m’intègre au Ministère de l’agriculture, affecté dans les délégations régionales de Bafata puis Cacheu, villes de l’intérieur. Le ministère est sans ressources, mais prépare des projets de développement rural plus ou moins intégrés autour du riz, du coton ou de l’arachide. Je reçois les experts internationaux en charge de l’élaboration de propositions. J’accueille ainsi Robert Schilling, pour un projet arachide.
Entre deux missions, je gère quelques essais dans des fermes, expropriées, au statut peu clair, je fais des enquêtes, je participe à des campagnes de vaccination et surtout je découvre les réalités africaines. Je discute avec les agriculteurs ; je participe à de nombreuses manifestations et rituels ; j’observe et confronte ces observations avec les lectures du « Boletim cultural da Guinée » que je fais à la bibliothèque nationale, déserte. Je mange les « plats de la terre ». Le poulet au citron, le « chabeu », les huîtres cuites à la vapeur, le poisson séché sont autant de petits plaisirs. Le vin de palme, le vin de caju et la « cana » sont aussi le passage obligé des « choros », cérémonies qui accompagnent le passage dans l’autre monde. Après 14 mois, je suis libéré de mes obligations militaires.
Temps de formation, temps de découverte où rien ne me semble important si ce ne sont contacts et découvertes. Un itinéraire de Candide à la Voltaire, « tout est bien dans le meilleur des mondes » … C’est pourtant là que je me suis forgé les convictions qui ont guidé mes choix professionnels. Choix du développement, choix de l’animation, choix de l’éducation et de l’échange interculturel.
Je retrouve des copains de l’Istom qui m’entraînent dans l’aventure d’un Gaec dans le Diois dans la Drôme. Pendant quelques années, toutes nos économies s’investiront dans la ferme et le futur « centre international pour le développement ». Mes vacances seront consacrées à la réhabilitation des locaux et au gardiennage de moutons. La mort accidentelle du seul agriculteur d’entre nous mettra un terme à ce retour à la nature en 1982.
Premier emploi
Mais entre-temps une idylle m’incite à repartir en Guinée Bissau. Je suis engagé après deux mois de vacances par l’Irfed (Institut international de recherche et de formation éducation et développement) à l’automne 1977. À 24 ans, j’entre « en recherche pour le développement ».
Les expériences sont riches, novatrices et engagées. Les Centres d’éducation populaire intégrée (1977/1980) veulent contribuer à la création de « l’homme nouveau », rêvé par Amilcar Cabral, agronome[2]. Les Cepis s’ancrent dans la réalité des paysans dans les contrées où la lutte armée s’était développée, loin de la ville.
Le projet est d’adapter le premier cycle de l’enseignement secondaire (sixième et cinquième) aux réalités du monde rural. Nous abandonnons les disciplines pour regrouper les enseignements autour de quatre thèmes qui explorent la vie quotidienne des sociétés : agriculture, artisanat/technique, santé et culture/communauté.
Nous organisons tous les enseignements en trois temps pédagogiques : observation/formalisation, apports de la science, transformation de la réalité. Ce sont les fondements de la méthode scientifique. L’enjeu est de n’oublier aucun des contenus officiels pour obtenir l’homologation du ministère de l’Éducation, homologation qui permettra à certains élèves de regagner le collège.
La combustion est ainsi abordée sous l’angle des charbonniers ; la dissection est pratiquée sur la poule ; le riz est la plante de référence. Le thème de la culture aborde les « croyances ». Nous ne refusons aucune position, mais nous affirmons aussi, avec force, les nôtres, rationalistes. Simplement nous les discutons et proposons un protocole pour vérifier les assertions. Les centres sont aussi des lieux de formations de professeurs.
Après quatre ans pleins, je regagne la France. Je m’inscris, en janvier 1981, en DEA au collège coopératif de Desroches. Je consacre mon mémoire à une analyse comparative des systèmes éducatifs mandjack, colonial et de l’indépendance. Je soutiens en début juin, le lendemain de la naissance de mon aîné. Premier abandon familial. Sans moyens, je ne poursuis pas en thèse.
Je m’installe au siège de l’Irfed (1981/1983), mi-temps à Paris (gestion administrative et financière), mi-temps à Bissau où je monte de nouveaux projets : coopératives de production des anciens élèves du Cepi ; recherche agronomique paysanne… Je sollicite l’appui de René Dumont et de René Billaz.
Je participe aussi au Crid (Centre de recherche et d’information pour le développement), collectif d’ONG où je mesure tout l’engagement du mouvement associatif français tiers-mondiste. Un moment marquant est l’organisation de la rencontre entre Lula et Walesa. Pour nous les deux étaient proches : syndicalistes en lutte contre un état dictatorial. Ils finiront d’ailleurs tous les deux présidents de la République, l’un de droite et l’autre de gauche. Mais en 1982, le dialogue était impossible : comment faire accepter à Walesa que l’Union soviétique pouvait être une référence pour Lula ?
Des projets novateurs pour le Cirad
Je rêve de nouveaux horizons. Francis Bour, directeur de l’Irat, me propose à l’automne 1983 un poste en Haute-Volta qui devient alors le Burkina Faso, à l’AVV (Aménagement des Vallées des Voltas). C’est Fara-Poura que je rejoins en janvier 1984, un des premiers projets de gestion de l’espace.
Nous travaillons en binôme avec Jacques Imbernon, sous la responsabilité, en France, de Jean Claude Legoupil et de Jean Pichot, à Ouagadougou de Robert Nicou, avec l’appui de Jacques Teyssier, conseiller à la direction de l’AVV.
Tout est à créer : sensibilisation, comités villageois, zonages et délimitations, plans de gestion et règles de gestion. Nous confions la gestion des forêts mitées par les migrations, aux éleveurs, et nous créons des zones d’intensification en irrigué (maraîchage) et dans les jardins de case de maïs. Nous menons des tests en milieu paysan pour asseoir nos propositions techniques. Je travaille avec les thématiciens du Cirad et de l’Irat, pas encore devenu Inera. Citons Michel Berger de l’IRCT et François Lompo pour la gestion de la fertilité, Jacques Chantereau pour le Sorgho, Denis Sauvaire pour le maïs, Sawadogo pour les systèmes de culture.
La direction de l’Irat n’est pas convaincue par notre travail. Le directeur me confesse qu’il ne sait pas quoi faire de moi, car je veux travailler avec des paysans. Des polémiques autour des essais en milieu paysan naissent en particulier autour des engrais que je refuse d’utiliser, car introuvables sur zone, sur la date des semis dans les essais labour et non-labour, sur le volume de paille et le goût du tô comme critères de sélection des sorghos. Ces débats occultent le travail plus fondamental sur la gestion des terroirs qui est pourtant apprécié par l’AFD, bailleur. Je quitte le Burkina à l’été 1986.
Vincent Dollé et Jacques Lefort me proposent alors un poste au Brésil, à l’Embrapa semi-aride où Vincent Baron, Serge Bertaux et Michel Lecoq travaillent déjà. Je migre au DSA et je m’installe à Petrolina, fin 1986. Avec Jean Poudevigne, conseiller agricole à Saint Martin de Londres, en disponibilité, nous menons une expérience de recherche-développement à Massaroca, territoire composé de 6 communautés. Nous formalisons un ensemble de méthodes (qui servira à de la formation) tout en créant une dynamique de développement. Ce travail de terrain est rapidement identifié par la Banque Mondiale. Massaroca devient le support à un travail de formation pour l’ensemble des institutions de recherche et de développement des 10 États du Nordeste, institutions qui s’engagent dans des opérations de développement local.
Nous réalisons le zonage agroécologique du Nordeste. Nous créons une unité de planification à Juazeiro, municipe où se trouve Massaroca, pour aborder les questions de changement d’échelles. Nous développons un programme d’éducation rurale. Par ailleurs, nous organisons des échanges entre paysans du Nordeste et agriculteurs du comité des Garrigues, originaires de l’arrière-pays montpelliérain entre Saint Martin de Londres et Ganges. Ces échanges se poursuivront pendant plus de quinze ans, Les trois émissions réalisé par Globo rural, principal magazine agricole de la télévision, brésilienne donneront beaucoup de retentissements au travail.
La coopération s’intensifie. Denis Sautier, Patrick Caron, Eric Sabourin, Claire Cerdan continueront la coopération avec l’Embrapa semi-aride pendant plus d’une décennie. Je le reprendrai au début des années 2000 et Marc Piraux collaborera avec nos partenaires jusqu’en 2020. Temps long de coopération.
Pour valoriser l’expérience du Brésil je commence une thèse (1994. C’est une thèse en géographie qui s’inscrit dans le rapprochement avec les équipes universitaires de géographes. Le premier géographe, André Teyssier rejoint le Cirad en 1992.
L’ambition déçue de l’institutionnalisation
Très vite, la thèse à peine démarrée, je deviens chef de programme (1992/1998), d’abord de Sahel (Systèmes agricoles, hydraulique et élevage), puis de Zones sèches, enfin de Gere « Gestion des Exploitations Rurales et des Espaces ».
C’est une période d’échange et de construction méthodologique. J’ai la chance de travailler au Cirad et à l’Irfed, dont je suis devenu Président, avec Patrick Caron, Eric Sabourin, André Teyssier, Joseph Ogier, Patrick D’Aquino, Marc Piraux, Jacques Conforti, Jean-Sébastien Canals, Laurent Thomas, mais aussi de manière moins rapprochée Raphaèle Ducrot, Patrice Garin, Dominique Rollin, Jean François Bélière, Pierre-Yves Le Gal, Jean Yves Jamin, François Molle, Michel Passouant, Patrick Dugué, Philippe Bonnal... Nos partenaires du sud du Brésil, du Sénégal, de Madagascar, du Mali, du Tchad, de Guinée Bissau, d’Angola, de Tunisie ont largement contribué à la réflexion. Citons, entre autres, Luis de Sena, Pedro Gama, Edonilce Barros, Clovis Guimares, Ghyslaine Duque, Pablo Sidersky, Bino Temé, Yacouba Coulibaly, Rhouma, Jussara Oliveira, Faustino M’Bali, David Vera Cruz, Hamadou Ousmane, Luciano, Sidi Mohamed Seck…
Sur des terrains divers et porteurs, nous menons, collectivement, des recherches finalisées, qualifiées de recherches-développements, de recherches-actions, de recherches en partenariat. Ces recherches sont ancrées dans des territoires. Elles sont donc spécifiques, mais elles partagent les mêmes principes. Elles se construisent avec les acteurs principalement les paysans. Elles sont pluridisciplinaires. Ce sont des recherches engagées ici au côté de la Contag (syndicat des travailleurs ruraux) ou du mouvement des sans-terre au Brésil ou là en appui aux accords de paix en Palestine ou en Angola. La production de connaissances y est toujours partagée dans des dispositifs d’éducation populaire.
Jean-Pierre Raison, Hervé Théry, Frédéric Landry et Marie-Françoise Courel cautionnent de leur statut de professeurs reconnus les nombreuses thèses, la plupart en géographie, qui rendent compte des travaux de terrains. En tant que chef de programme, j’ai visité chaque année les différents projets, j’ai participé aux comités de pilotage des thèses et, ainsi, j’ai pu contribuer à organiser les acquis en un corpus qui servira à l’animation du groupe de travail « Espaces et ressources » à l’automne 97, groupe de travail qui aboutira à la création de Tera.
Malgré les difficultés que je pressentais, à la demande de Jean Pascal Pichot, j’ai accepté la tâche de directeur adjoint chargé des affaires scientifiques de Tera (1998/2000). Cette période est une période difficile. Plus de vingt ans plus tard, j’ai toujours beaucoup de mal à dresser un bilan de ce temps de travail, sans limites pour construire ce département toujours atypique. En particulier sa spécificité et sa spécialité n’ont jamais été reconnues. Tout un chacun au Cirad, quoique fusse sa discipline, avait sa vision de ce que devait être Tera. C’était la contrepartie au choix de la pluridisciplinarité et de l’approche système.
Nous avons cherché un équilibre entre terrains et théorie (une recherche/développement en partenariat), entre disciplines et approche systémique, entre cadre institutionnel contraint et liberté à garantir aux chercheurs. Plus encore, je me suis épuisé à tenter de convaincre des personnes qui ne voulaient en aucun cas écouter.
J’ai vécu les trois ans passés à ce poste directeur adjoint comme un échec et un investissement inutile. Jugement probablement trop sévère compte tenu des continuités données par le Cirad aux idées, à la communauté constituée et même à la structure.
Le retour au terrain
Après une année de transition en 2001 où je rédige mon HDR (je la soutiens en 2003) et où je réalise de nombreuses missions d’expertise, je repars au Brésil, toujours au Nordeste, comme professeur visitant auprès de l’Université Fédérale de Campina Grande. Chargé de cours, je continue à mener les mêmes recherches-développements selon les principes développés à Tera en alliant cinq volets : projet territorial, observatoire, organisation sociale, expérimentation technique et éducation populaire.
La période est propice. Je m’installe en mars 2002 et Lula gagne les élections en novembre. De nombreux cadres, partenaires anciens du Cirad, prennent des responsabilités dans le gouvernement et l’administration. Ils nous garantissent l’accès au financement de l’agriculture familiale.
C’est une période de travail intense, mais dans une liberté totale. Les moyens ne manquent pas. L’éloignement de Brasilia me laisse une gestion autonome des fonds que je mobilise à force de projets. Bien sûr, le travail n’est pas connu du Cirad et encore moins reconnu malgré l’appui de Etienne Hainzelin, directeur régional.
L’engagement est souvent pris pour de l’activisme et semble empêcher la recherche, dite objective. Mais des jeunes femmes, aujourd’hui Ciradiennes, acceptent de renforcer nos équipes à quasi-totalité brésilienne. Citons Émilie Coudel (thèse) et Nadine Andrieu (postdoc).
Outre les enseignements, je contribue directement à trois projets : l’université paysanne à Sumé dans le Cariri, un territoire aride de l’État de la Paraíba ; l’expérience pilote du Projet Fome Zero en appui à l’Embrapa semi-aride, avec la FAO à Acaua (Piaui) ; le projet de développement de l’agroécologie, dans le territoire de la Borborema, projet développé par l’ASPTA (ONG)[3]. C’est une agroécologie inspirée de Miguel Altieri et bien éloignée des SCV, doctrine alors presque officielle du Cirad.
Les origines, les acteurs, les entrées (éducation, politique sociale, techniques alternatives), mais la conception et la réalisation partagent des orientations communes.
Ce sont des projets territoriaux qui allient dimension « politique » et dimension « technique ». Un Projet territorial, coconstruit, inspire et cadre l’ensemble des projets individuels ou collectifs.
Ce sont des projets d’éducation populaire, basés sur l’accompagnement de l’ensemble de la population autour de la réflexion sur les projets. Cet accompagnement est basé sur le partage et la confrontation des connaissances.
Trois regards ont été utilisés : celui des sciences sociales (l’identité, la culture et le développement), celui des sciences de l’environnement, de l’écologie et de l’agronomie (les ressources, le fait technique et les systèmes), celui des sciences politiques (les pouvoirs, la gouvernance et l’action collective).
Ce sont des projets qui respectent le cycle de projet : analyse et diagnostic ; perspective et planification ; mise en œuvre et évaluation. L’accompagnement combine des aspects théoriques (la connaissance pour comprendre), méthodologiques (la méthode pour faire) et appliqués (les outils pour faire).
Ce sont des projets de recherche-action. L’expérimentation, technique ou sociale, comme support au débat est centrale. Les projets s’ancrent dans la réalité qui est d’abord analysée avant de travailler à des futurs possibles.
Ce sont des projets multi-échelles, travaillant à la fois au niveau du territoire, mais aussi des projets collectifs (comme des coopératives de crédit, ou des structures d’appui technique) et des projets individuels (projet d’éducation environnementale pour des instituteurs, projet de production pour les agriculteurs…)
Ces projets ont été reconnus au Brésil. Marc Piraux les a d’ailleurs poursuivis, bien sûr en les faisant évoluer, durant près de 10 ans.
Pour des raisons que je comprends mal, elles ne m’ont d’ailleurs jamais été expliquées, la direction de Tera décide de mon retour au bout de quatre ans. Aucune évaluation du travail n’a été faite.
Le projet de la MTD (Maison de la télédétection)…
À mon retour du Brésil, en 2005, Patrick Caron me propose de rejoindre comme directeur adjoint, chargé du Cirad, l’UMR Tetis en cours de constitution. Elle regroupe des membres du Cemagref, d’Agro-Paris-Tech et du Cirad. Je suis surpris, car j’imaginais contribuer à la construction d’une UMR territoire. Mais cette option n’est pas retenue.
Deux équipes du Cirad rejoignaient l’UMR Tetis : les géomaticiens de Geotrop, mais aussi Siter (Systèmes d’Information et développement territorial) qui regroupait les géographes et des gestionnaires de bases de données (Michel Passouant). Si les géomaticiens, déjà localisés à la MTD, avaient leur place « évidente », le rattachement de l’équipe Siter était moins compréhensible. L’ambition était de donner du sens à l’information spatiale en privilégiant les usagers.
Très vite, le slogan de l’UMR devient une information spatiale, utile, utilisable et utilisée. Cela se traduit par une attention donnée à l’usage, en multipliant les expériences avec les usagers et en mettant à disposition, grâce au projet Geosud, des images, des chaînes de traitement et des formations gratuites.
Je reste à la direction (adjoint, puis directeur) pendant une dizaine d’années.
L’UMR met en œuvre une approche intégrée de la chaîne de l’information spatiale : acquisition et traitement de données spatialisées, analyse et modélisation spatio-temporelle des systèmes agro-environnementaux et territoriaux, gestion des systèmes d’information, conditions de l’utilisation de l’information spatiale par les acteurs territoriaux. Elle applique cette chaîne à différentes thématiques liées au développement territorial et à la gestion agro-environnementale durable : agriculture, environnement, territoires, ressources, santé, risques naturels. Elle travaille en lien étroit avec les gestionnaires et acteurs du territoire et développe des partenariats avec d’autres équipes thématiques.
Un volet transverse et fédérateur porte sur les « observatoires », compris comme un dispositif regroupant une communauté d’acteurs mobilisant un système d’information, autour de questions territoriales.
Malgré les tâches de gestion, je participe à de nombreux projets européens, je fais toujours des expertises et j’encadre 12 thèses entre 2004 et 2019.
En fin 2015 je démissionne pour des raisons de santé et, surtout, parce que je veux retourner à des activités de terrain avant ma retraite. L’expatriation au Sud m’est refusée.
Après un séjour de 9 mois à l’Université de Brighton (Institute of Development Studies), l’institut créé par Chambers), je reviens à Tetis où je travaille essentiellement sur des expertises : développement territorial et agriculture familiale en Tunisie, l’information pour la gestion des risques au Sénégal, l’approche paysage à Madagascar. Je participe aussi à quelques projets de recherche au Brésil, en Amazonie, aux Antilles.
En Guadeloupe, dans le cadre du projet Rivage, nous menons une série de rencontres, les Écoles-acteurs pour discuter des pesticides et de leurs conséquences.
Enfin, je coordonne pour l’AFD l’étude de faisabilité d’un projet « Renforcement de l’utilisation de l’imagerie satellitaire en appui aux politiques publiques agricoles et de gestion durable des ressources, en Afrique de l’Ouest ». Pour développer des services-utilisateurs répondant aux besoins des acteurs du secteur agricole, le projet prévoyait de garantir l’accès aux images et données utiles à la mise en place des services attendus ; l’accès aux outils, méthodes et chaînes de traitement adaptés aux finalités des services ; la formation et le renforcement des compétences grâce à des communautés de pratiques. Le projet se perdra dans les méandres bureaucratiques de l’AFD.
Je suis profondément déçu, car le projet n’a pas bénéficié d’une évaluation. Par ailleurs, je ne joue pas le rôle de référent-territoire qu’avait évoqué la direction d’ES à mon départ de la direction de Tetis.
Le statut d’expert émérite auquel j’ai beaucoup contribué, à la demande de Michel Eddi, voit le jour. Cela me semble le temps du départ à la retraite, très vite perturbée par le Covid.
Quelques mots en guise de bilan
En fin de carrière quel bilan peut-on dresser ? Que reste-t-il de toutes ces activités ? J’ai été un adepte de l’action, dans une conception proche de celle de Georges Balandier, sociologue et anthropologue qui a fait l’éloge du mouvement. Après avoir analysé le désordre de nos sociétés actuelles, pour éviter le désarroi individuel, le totalitarisme ou le repli autarcique suicidaire, Balandier ne trouve, comme solution, que de faire participer de façon continue le plus grand nombre des acteurs sociaux aux définitions - toujours à reprendre - de la société, reconnaître la nécessité de leur présence en ces lieux où se forment les choix qui la produisent et où s’engendrent les éléments de sa signification. Autrement dit, faire l’éloge du mouvement, dissiper les craintes qu’il inspire et surtout ne jamais consentir à exploiter la peur confuse qu’il nourrit.
Je suis fier de mes temps de coopération qui sont d’excellents souvenirs. J’ai la prétention d’avoir mené quelques projets novateurs au service des populations rurales. Ces temps de coopérations ont été trop courts. Ils ont été des temps heureux pour la famille.
J’ai un regret. Celui d’avoir consacré trop de temps aux aspects institutionnels. Dans mon CV, je les ai caractérisés de « gestion administrative et technique d’équipe ». Habileté de présentation, car même si beaucoup de membres de ces équipes signalent la liberté qu’ils ont obtenue, c’étaient des temps au service de l’institution pour la rendre un minima opérationnelle. Ces temps ont été moins heureux.
J’ai été responsable d’équipes de 1981 à 1983, à l’Irfed, de 1992 à 2000 et de 2006 à 2015 au Cirad, soit 22 ans sur une carrière de 43 ans. Comme je n’ai jamais voulu abandonner ni la recherche, ni l’expertise, ni la formation, le temps de travail a été disproportionné. Les conséquences ont été importantes pour la famille et aujourd’hui il est trop tard pour réparer.
Dans ces fonctions, j’ai été trop passionné. C’est une constatation. Cela ne peut être un regret, car cela ne pouvait être autrement compte tenu de ce que j’étais et, surtout, de la complexité de la réalité que nous voulions faire reconnaître.
J’ai trop cru au poids d’un discours, faits de doutes, d’essais et de réponses imparfaites à des questions complexes. Ces questions sont toujours parfaitement identifiées dans les textes d’orientations du Cirad ou d’autres instituts. Mais trop souvent leur déclinaison opérationnelle consacre la volonté de se limiter à une analyse partielle, gérable et porteuse de « solutions disciplinaires ». Ces solutions sont bien sûr limitées, mais elles sont toujours survalorisées, car la communication, toujours plus institutionnelle, ne peut se satisfaire d’une posture de doutes privilégiant la méthode, rarement reconnue comme scientifique. La question « est-ce bien de la recherche ? » est restée une constante dans toutes les évaluations que j’ai subies.
Cela ne pouvait être différent si on se réfère au jugement de Bourdieu (1999) sur l’Inra, jugement applicable au Cirad et plus encore au département Tera ou Es… il occupe une position dominée sous le rapport du prestige scientifique dans le champ des institutions de recherche et une position de porte à faux entre la recherche appliquée et la recherche fondamentale et qui se trouve de ce fait incliné à une inquiétude et une anxiété sur soi particulièrement favorable à une lucidité acérée et parfois même un peu pathologique et auto destructive.
Alors ce qui restera c’est peut-être l’écriture. Pour laisser traces, la volonté de consigner, de formaliser et par là de partager avec nos partenaires du Sud se traduit par 455 documents répertoriés dans Agritrop. Je me suis attaché à ce que chaque mission ou formation fassent l’objet d’un rapport. Ils ont été nombreux tout comme les notes internes, qui ne sont pas toutes répertoriées dans Agritrop. Les articles et les chapitres d’ouvrages sont venus plus tard quand la carrière des plus jeunes chercheurs dépendait de l’exercice. Mais nombre ne veut pas dire qualité et écrit ne veut pas dire impact.
PS Après le Covid, j’accepte de m’engager dans le projet PUDT, au Congo, pays inconnu. C’est un nouveau chapitre… le dernier… à suivre.
[1] L’ingénieur colombien Raul Ramirez a développé des techniques de construction en terre crue. Mandaté par le CINVA (Centro Interamericano de Vivienda y Planeamiento). Ses recherches aboutissent à l’invention de la première presse manuelle permettant la fabrication d’un grand nombre de briques, et surtout garantissant l’homogénéité structurelle de l’ensemble des blocs : la presse à brique CINVA-RAM.
[2] Amilcar Cabral qui pour la petite histoire a fait un stage au CRA de Bambey sous la direction de Jean-François Poulain.
[3] Association brésilienne d’appui au monde paysan qui, par son action concrète, bien ciblée, favorise une agriculture paysanne qui a pour objet de nourrir les gens avec l’agriculture locale tout en permettant de l’intensifier.
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