Sénégal et recherche agronomique entretiennent une très ancienne complicité. Dès le milieu du xviiie siècle le savant naturaliste Michel Adamson, du jardin du roi de Paris, parcourt de 1749 à 1753 la basse et moyenne vallée du fleuve Sénégal (encore alors supposé être le Nil) et le littoral atlantique de Saint Louis au fleuve Gambie, faisant étape en l’île de Gorée, base de la Navale installée face à la presqu’île du Cap Vert et à un minuscule village de pêcheurs, Dakar.

En botaniste, minéralogiste, zoologiste, géographe, agronome, humaniste, Adamson observe, décrit, collecte, classe…, lie de cordiales relations avec les populations qu’il côtoie et dont il goûte l’accueil, les savoirs, les savoir-faire. Et très vraisemblablement il effectue ainsi, à cette époque, la première longue mission (quatre années) d’un scientifique européen, en « terre difficile, dangereuse, malsaine », l’a-t-on prévenu.

Puis en 1822, et toujours en terre sénégalaise, véritable tremplin des aventures françaises qu’attirent les richesses que l’on dit fabuleuses des tropiques africains, c’est le grand jardinier du roi, Claude Richard qui crée, en l’actuel Richard Toll, un extraordinaire jardin, en fait un véritable centre de recherches. Richard agit sur instructions d’un visionnaire baron, Jacques-François Roger, concepteur d’un ambitieux projet, trop prématuré pour être durable, de mise en valeur de la vallée du Sénégal. Abandonné en 1829 le jardin de Richard, malgré quelques tentatives de relance des années 1850, sous Faidherbe, puis en fin du xixe siècle, devra attendre l’après Seconde Guerre mondiale pour retrouver ses fastes d’antan.

D’autres régions et richesses du Sénégal attirent cependant l’attention. Et s’ouvrent progressivement de nouveaux établissements et sites d’expérimentation, de recherches agricoles. En eux les gouvernements, les instances administratives et les milieux d’affaires voient des auxiliaires dociles et zélés des politiques d’expansion économique du pays, dont l’arachide constitue de plus en plus l’atout-maître, bien loin devant le coton, le caoutchouc et même le considérable patrimoine zootechnique (bovins, ovins, caprins) et ichtyologique du pays.

Ainsi apparaissent au tournant des xixe et xxe siècles :

-       le jardin de Sor, près Saint Louis (alors chef-lieu du Sénégal) en 1878, transmis au Service de l’agriculture en 1899 ;

-       le jardin de la Mission catholique de Thiès en 1888, auquel le Père Sébire donne, de 1894 à 1900, une exceptionnelle dimension dans sa diversité et ses bases scientifiques, techniques, pratiques ;

-       la ferme modèle de Bambey qu’un jeune agent d’agriculture, Joseph Perfetti, implante et démarre en 1898, près de l’« escale » de Bambey (que le chemin de fer n’atteindra qu’en 1908). Le « boom » arachidier du début du xxe siècle va faire ériger, par le Gouvernement général, la ferme-école en station expérimentale en 1913, à l’initiative de l’inspecteur général d’agriculture Yves Henry, et sur les conseils avisés de l’éminent botaniste et professeur du Muséum national d’Histoire naturelle, Auguste Chevalier ;

-       la station centrale agronomique de Hann-Dakar, audacieuse tentative (voir schéma ci-dessous), due à Yves Henry en 1903, de doter la fédération d’un centre de recherche agronomique plurisectoriel (productions animales et végétales), pluridisciplinaire, dont la vocation puisse s’étendre à tous les territoires de l’AOF. Si l’expérience ne dure guère que cinq années, tout en laissant le bel héritage toujours vivant du jardin de Hann, son concept de centre régional, inter-États, s’imposera… plus tard.

Après la Première Guerre mondiale la plupart des établissements existants se renforcent, prolongeant leurs actions par des relais et antennes ouverts en différentes situations agro-écologiques relevant des stations principales.

Ainsi au Sénégal apparaissent ou se confirment : Diorbivol dans la vallée du fleuve en 1938, outre bien sûr Richard Toll ; MBoro en région de Thiès, à vocation maraîchère et fruitière (Niayes) ; Djibelor vers 1935, près Ziguinchor en Casamance, à dominance fruitière avant d’être rizicole.

La station de Bambey, relancée en 1921 et devenue en 1924 station expérimentale de l’arachide connaît quant à elle, dans l’entre-deux guerres, une triple expansion :

·         De sa palette scientifique et technique largement vouée, lors de sa création par les tutelles, à l’arachide et son amélioration génétique. Les chercheurs et ingénieurs de Bambey, en agronomes, vont élargir rapidement le champ de la recherche, notamment sous l’impulsion de l’imposant et audacieux directeur puis inspecteur général Robert Sagot, secondé par François Bouffil. Ils étendent leurs travaux à d’autres productions végétales (mils, sorghos, niébé, manioc, etc.), voire animales (bovins, équins, asins, ovins), et à d’autres disciplines scientifiques et techniques (agrologie, entomologie, phytopathologie, mécanisation, agriculture-élevage, etc.). Les « concours » de matériel agricole organisés à Bambey autour de 1930 ont en particulier un retentissement considérable en faveur de la culture attelée à traction équine et asine.

·         De son impact géographique. Déjà à l’échelle du Sénégal d’autres stations, annexes, s’ajoutent aux existantes : Louga (Cayor) en 1926 et, en 1937-1939, Nioro du Rip (Sine Saloum), Sinthiou-Malème (Sénégal oriental), Guérina près Bignona (Casamance). Puis en 1938, avec la création du secteur soudanais de recherches agronomiques (SSRA) dont elle est le siège, la station de Bambey devient ainsi le foyer d’un réseau dont la vocation s’étend officiellement à l’ensemble de la zone sahélo-soudanienne de l’AOF. Un rôle équivalent est attribué pour la zone guinéo-forestière à la station de Bingerville (Côte d’Ivoire), siège du secteur côtier de recherches agronomiques (SCRA).

·         De sa stratégie d’application de ses résultats et produits. Grâce notamment à un schéma novateur de diffusion des semences sélectionnées (essentiellement d’arachide), élaboré de concert avec les services de l’administration « d’autorité » et de vulgarisation, la station de Bambey rompt ainsi, en partie mais dès les années 1930, avec l’emmurement alors classique, voire imposé de la recherche dans sa « tour d’ivoire ». Un premier petit pas, cependant décisif, vers la recherche-développement est ainsi franchi.

L’après Seconde Guerre mondiale voit, avec la disparition des colonies, l’établissement de l’Union française dont tous les ressortissants sont citoyens à part entière. Une décennie et deux plans de développement des territoires d’outre-mer, assortis du Fonds d’investissement pour le développement économique et social de ces territoires (FIDES) et des prêts de la Caisse centrale de la France d’outre-mer (CCFOM, future CCCE) permettent des renforcements majeurs des infrastructures et équipements, dont ceux de la recherche agronomique lato sensu, enfin reconnue pour beaucoup comme l’indispensable moteur du développement agricole, même si pour certains elle reste encore un « mal nécessaire ».

Le SSRA devient en 1950 centre de recherches agronomiques, CRA de Bambey, tout en préservant sa vocation régionale, interterritoriale, et voit dans cette même décennie 1950-1960 sa dizaine de chercheurs et ingénieurs (des services scientifiques et techniques de la France d’outre-mer) plus que doubler, en même temps que s’amorce délibérément son africanisation. Cette remarquable expansion des moyens humains et matériels permet, en outre, le recrutement et la formation simultanés, en quantité et qualité, des indispensables cadres et agents nationaux, des techniciens supérieurs et assistants aux plus modestes ouvriers, dont l’engagement, la motivation et l’efficacité seront unanimement reconnus.

Dans cette décennie précédant et préparant les indépendances, l’enrichissement de champs scientifiques et techniques, engagé dans l’avant, le pendant et l’immédiat après Seconde Guerre mondiale, par le CRA Bambey et son réseau, s’organise au long de deux grands axes de recherches et expérimentations (ou deux étapes successives (?) de la recherche agronomique que l’on veut « appliquée »), conventionnellement regroupés et affichés en :

-       Laboratoires (au fronton du bâtiment principal) : agrologie, pédologie, relations sol-eau-plante, génétique-sélection, entomologie, phytopathologie.

-       Agronomie (nouvelle venue et installée) : mécanisation, techniques culturales, association agriculture-élevage, expérimentation multilocale, prévulgarisation (appuyée par une agro-économie naissante).

Cet amalgame des savoirs et savoir-faire, réunis dans un même centre, favorise les échanges et débats interdisciplinaires entre spécialistes et généralistes. Puis, au-delà, il encourage les équipes du centre à franchir ses clôtures et les barrières institutionnelles, à exporter leurs idées et engager sur le terrain même d’application un dialogue direct, enfin officiellement reconnu, avec les services de vulgarisation chargés de valoriser leurs résultats dans le monde rural.

Les structures, canaux, courants d’échanges sont créés ou renforcés avec les services de l’agriculture des territoires d’intervention du CRA, et peuvent revêtir des formes aussi variées que les comités annuels de production et recherche agricoles, les protocoles communs d’expérimentation en stations relevant des territoires, les réseaux d’essais multilocaux réalisés en milieu paysan, etc.

À ces actions du CRA Bambey s’ajoutent d’ailleurs celles d’autres institutions liées à la recherche agronomique : ORSTOM, IRHO (dont une section est créée au CRA dès 1950), IRCT, etc. Le CRA Bambey continue lui à relever de l’appareil administratif, des services techniques et scientifiques de la France d’outre-mer, cependant en partie absorbés par l’ORSOM qui devient ainsi ORSTOM en 1953 ; absorption réussie en métropole, mais digestion très difficile, voire virtuelle pour les établissements d’outre-mer.

Les retombées de cette concertation opérationnelle recherche-vulgarisation, enfin systématiquement engagée, sont pour beaucoup inattendues, voire spectaculaires, et ne manquent pas d’ébranler les plus sceptiques. Ainsi au Sénégal des campagnes de diffusion de variétés sélectionnées, d’engrais peuvent s’appuyer sur des cartes précises ; des matériels de réalisation mécanique des opérations culturales et post-culturales de plus en plus nombreux et diversifiés sont conçus, testés, vulgarisés ; des systèmes de culture et production innovants sont expérimentés, éprouvés en liaison avec des opérations de modernisation agricole d’envergure : SEMA Boulel, CGOT Casamance, casier rizicole de Richard Toll, etc.

Les Premières Journées du machinisme agricole, tenues à Bambey en 1958, sont même à l’origine de la première usine de fabrication de matériel agricole d’Afrique occidentale, la SISCOMA, inaugurée au Sénégal en 1963, lors des Deuxièmes journées de Bambey.

Avec les indépendances de 1960 interviennent de profonds bouleversements au sein des nouveaux États :

·     Dans les politiques de développement, rural notamment car il concerne la majeure partie de leur population. Leurs objectifs et, partant, ceux de la recherche agronomique qui les sous-tend peuvent fortement diverger de ceux précédents de l’ensemble franco-africain. Des plans nationaux sont élaborés par chaque État, comportant priorités, stratégies, moyens aux niveaux national et régional.

·      Dans les structures et établissements de recherche. Nationalisés de jure in situ par les États ils maintiennent toutefois, voire accroissent, leurs effectifs, équipements, moyens, grâce à des conventions de coopération culturelle établies avec l’ancienne métropole, assorties de substantiels moyens financiers apportés par le Fonds d’aide et de coopération (FAC) et les prêts de la CCCE. Au titre de cette coopération, la gestion de la plupart des établissements de recherche est provisoirement confiée, pendant dix à quinze années, à des institutions françaises qui de facto assurent ainsi la continuité des échanges nécessaires, sinon suffisants, aux coordinations, complémentarités, cohérences inter-États souhaitables.

·     Dans les processus de diversification et de régionalisation des actions de recherche et expérimentation, au niveau de chaque État.  Au Sénégal, le CRA Bambey devenu centre national de recherche agronomique (CNRA) confié en gestion à l’IRAT, voit son réseau fortement consolidé :

 - à Bambey, centre du dispositif, apparaissent de nouveaux laboratoires, disciplines, ateliers, chantiers : bioclimatologie, radiobiologie, physiologie végétale, radio-génétique, études agropastorales, hydraulique agricole, économie et sociologie rurales, application de la recherche, etc.

-  dans les régions. Aux stations existantes, Richard Toll, Louga, Nioro du Rip, Sinthiou-Malème, Djibelor, systématiquement renforcées, agrandies, s’ajoutent de nouvelles structures auprès d’importantes opérations de développement : Tiénaba, près de Thiès, en accompagnement d’un projet de régénération de terroirs ; Boulel-Kaffrine, auprès du SEMA éponyme ; Séfa en appui à la CGOT. De son côté l’IRHO ajoute à sa section de Bambey les nouvelles stations de Louga, Tivaouane et Darou ;

-       par un maillage dense de relais multilocaux permanents que l’IRAT propose d’ajouter dès 1962 au réseau existant du CNRA Bambey, les points d’appui de prévulgarisation et d’expérimentation multilocale. Ces PAPEM se veulent à la fois antennes expérimentales décentralisées et vitrines de présentation d’innovations que tout paysan doit pouvoir atteindre à moins de quinze kilomètres.

·         Dans les méthodes d’approche du monde rural :

-       au schéma linéaire « descendant », chercheur → vulgarisateur → producteur, dans lequel sont jusqu’alors contraintes les relations entre la recherche et ses utilisateurs « cibles », les collectivités rurales, via leurs « encadreurs », le CNRA Bambey, alias IRAT Sénégal, entend ajouter le schéma inversé « ascendant », l’enrichir ainsi en une démarche systémique, et l’intégrer dans un schéma triangulaire de conception-action dont les trois sommets sont en liaisons directes : le décideur politique, le chercheur, le producteur et ses conseillers. Ainsi, problématique et produits de la recherche peuvent être, sans dérive, confrontés en amont et en aval à la conformité politique et à la réalité du terrain ;

-      à la fracture séculaire, chercheur cloîtré en station et vulgarisateur-développeur seul interprète reconnu de la parole paysanne, est proposé de substituer un champ de travail commun, sorte de laboratoire en milieu réel où les trois partenaires des schémas linéaire puis triangulaire précédents recherchent, œuvrent, proposent, conviennent et décident de concert. Deux essais originaux de « développement expérimental » sont ainsi lancés en 1968 dans le Sine Saloum, grâce aux interventions conjointes des chercheurs (IRAT, IEMVT, ITA…), des agents des services de l’administration, de l’agriculture, de l’élevage, de la SATEC, et, naturellement, des représentants d’organisations paysannes qui, portées par cette dynamique, se constituent. Ces deux « unités expérimentales » qui regroupent chacune plusieurs villages, des centaines d’exploitations familiales, des milliers d’hectares, sont sans doute pour cette région d’Afrique le prototype le plus expressif de ce qui devient rapidement la recherche-développement que d’aucuns (tel le Professeur Louis Malassis) nomment aussi recherche-action.

À l’échéance du mandat de gestion de l’IRAT, le CNRA et son réseau comptent ainsi une quarantaine de chercheurs, des anciens, expatriés, et des jeunes, Sénégalais.

Et le 4 novembre 1974 est créé l’Institut sénégalais des recherches agricoles (ISRA) dont la mission englobe « les recherches sur les productions végétales, animales et halieutiques intéressant le développement économique et social du Sénégal ». Son siège provisoirement maintenu à Bambey, avec son premier directeur général Louis Sauger, est cependant rapidement transféré à Dakar, auprès de la Délégation générale à la recherche scientifique et technique (DGRST) confiée à Djibril Sène, ancien chercheur et directeur scientifique du CNRA Bambey.

Le CNRA Bambey s’inscrit alors dans l’organigramme ISRA comme centre régional, à vocation sans doute encore étendue et importante pour la région centre du Sénégal, mais perd son rôle national d’animateur de la recherche agronomique, désormais assumé par l’ISRA et ses départements, qui s’attachent cependant à poursuivre l’essentiel des activités jugées pertinentes et compatibles avec les objectifs d’une Institution nationale.

Mais à l’entrée du CNRA Bambey trône toujours la charrue sur son socle, 

         

 symbole, témoin de la continuité des   idées et des hommes.

                        René Tourte
                        Juillet 2013

 Pour en savoir plus sur René Tourte,  lire son autobiographie


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