Sur ce point d'essais du Sine-Saloum sénégalais (Darou, à 40 km au sud de Kaolack), je n'étais pas président, mais chef de station, ce qui, aux yeux des dizaines de manœuvres qui y travaillaient en ces années 1960-1970, m'auréolait d'un prestige et d'une confiance que m'auraient enviés bien des présidents « normaux » consacrés par l'élection politique suprême. Bref, pour ces paysans recrutés localement et pour leurs familles, dont les concessions formaient une couronne protectrice de cases traditionnelles autour des bâtiments « en dur » (ou plutôt en latérite) où nous vivions et travaillions, j'étais bien plus qu'un employeur, j'étais quasiment le chef de village.
Le toubab qui vous paye, il est malin, il sait tout, il peut tout, y compris vous donner le médicament salvateur ou conduire votre épouse ou votre enfant au dispensaire le plus proche en cas de besoin. Le maniement de l'argent posait problème pour ces gens peu accoutumés au système monétaire. Leurs besoins matériels quotidiens, alimentaires ou autres, étaient couverts en grande partie par l'autosuffisance, le troc et l'échange de services en vigueur dans l'économie traditionnelle. Le très maigre salaire que je leur versais, bien entendu en espèces, était aussitôt absorbé par les achats qui ne pouvaient être différés et par le règlement des dettes extérieures les plus urgentes. Toute la solde pouvait y passer. Il fallait ensuite, en attendant la paie suivante, recourir aux « avances » pour faire face aux dépenses incontournables telles que le versement progressif d'une dot ou la prise en charge d'une cérémonie familiale ou religieuse, toujours festive et fort onéreuse. L'hospitalité obligatoire, imposée par la sacro-sainte solidarité, constituait également un poste de dépenses très important. Autant dire que c'est le chef de station, s'appuyant sur la mémoire infaillible de son trésorier comptable, qui jugeait du bien-fondé de ces demandes et qui décidait du montant de l'avance qu'il pouvait consentir...
Les prêts officiels ne pouvant couvrir la totalité des besoins ni convenir à toutes les situations, certaines demandes, qui n'étaient pas toujours monétaires, étaient adressées personnellement au chef de station, d'homme à homme ! La relation qui s'établissait alors relevait d'un véritable code d'honneur, inspiré de la déontologie mouride (confrérie musulmane qui prévaut au Sénégal). Le talibé (disciple) demande aide et conseil à son marabout (chef spirituel) pour lequel il travaille et qui redistribue les gains de la collectivité. La requête porte parfois sur des sujets extrêmement intimes, tels que le devoir conjugal : les épouses sont intransigeantes à ce sujet et réclament leur dû, comme dans toutes les cultures polygames. L'échec peut avoir des conséquences cuisantes, y compris financières, pour le mari défaillant qui n'a pas terminé de payer la dot. Le toubab-marabout aurait-il un cachet, ou une pommade ?... Vous imaginez la discussion qui suivait. Tous les problèmes de la vie courante, parfois dramatiques, m'étaient soumis, sans qu'il soit toujours possible de distinguer la réalité de la fiction. La discussion se concluait par de menus cadeaux, parfois aussi offerts spontanément, pour se témoigner une estime réciproque, le poulet étant l'unité de valeur la plus généralement pratiquée, en échange d'un vêtement usagé ou autre objet d'importation.
Les requérants étaient généralement analphabètes et maniaient très mal la langue française. Ils recouraient donc aux services d'un collègue sachant écrire, ou le plus souvent d'un écrivain public, pour exposer leur problème par la voie épistolaire (sauf pour les sujets trop personnels). L'écrit était à leurs yeux une forme de communication moderne, plus solennelle que l'oral et qui ménageait en outre leur timidité. La période de confidentialité étant prescrite, je vous livre certaines de ces lettres. Je les relis toujours avec l'émotion et le respect qu'elles méritent, car leur style cocasse recouvrait souvent une situation réellement tragique, que quatre francs et six sous souvent tirés de mon porte-monnaie permettaient parfois d'atténuer quelque peu, au moins provisoirement.
Robert Schilling
Décembre 2014
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