Présentation d’ouvrage par Jacques Chantereau
Tripalium
Pourquoi le travail est devenu une souffrance
Gérard Haddad
François Bourin Éditeur
Février 2013, 107 p.
Avec cet ouvrage, Gérard Haddad nous fait découvrir le parcours singulier qui l’a amené du métier d’agronome à celui de psychanalyste. Il tire de son cheminement personnel des analyses captivantes et approfondies. J’en fais ici un compte rendu forcément réducteur.
Le livre commence par donner le contexte de l’évolution professionnelle de l’auteur et précise comment ses préoccupations à la fois agronomiques et psychanalytiques ont trouvé chez Lacan une écoute attentionnée, car ce dernier les partageait. Le récit se poursuit en rapportant l’expérience d’agronome de Gérard Haddad en Casamance, à l’Irat, en tant que phytotechnicien riz à la fin des années 1960. Son action et ses réflexions l’amènent alors à se poser deux questions :
• Quels rapports peut-on établir entre sous-développement et colonialisme ?
• Pourquoi est-il si difficile de faire évoluer des techniques agricoles traditionnelles vers plus de productivité ?
Pour y répondre, Gérard Haddad met en avant les analogies entre agronomie et psychanalyse et applique des outils méthodologiques de cette dernière discipline à la première. Tout part de la distinction de l’organisation sociale du travail en trois niveaux. Au passage, nous notons que cette approche aide à comprendre le titre de l’ouvrage : « Tripalium » qui fait référence à l’instrument latin à trois pieux qui est à l’origine du mot travail.
Il existe le chantier primaire où des travailleurs exécutent une opération agricole identique à l’aide d’instruments à mouvement « rectiligne ». C’est le cas où, dans une opération collective, plusieurs personnes préparent un sol pour le semis à l’aide de dabas ou de cayandos (en Casamance).
Suit le chantier secondaire où s’opère une différenciation, une hiérarchisation des acteurs de l’opération agricole à l’aide d’instruments convertisseurs de mouvements. C’est le cas quand un laboureur secondé d’un assistant conduit un attelage tirant une charrue retournant le sol.
Enfin, le chantier tertiaire agrège des opérations agricoles, réalisant une combinatoire à l’aide de machines motorisées. Le travailleur fait valoir une plus ou moins grande capacité à exploiter les machines, mais est dépossédé de la capacité à les construire, celle-ci étant réservée à d’autres intervenants. C’est le cas d’un agriculteur pilotant une moissonneuse batteuse qui traite intégralement du blé récolté sur pied.
L’analyse est illustrée par un premier exemple, celui d’un remarquable agriculteur casamançais, Barlo, passé de pratiques agricoles traditionnelles faites de chantiers primaires à celles de chantiers secondaires. Je laisse le soin aux lecteurs de découvrir comment l’analyse de ce cas apporte des éléments de réponses aux deux questions que Gérard Haddad posait initialement. Un second exemple est celui d’une collectivité, à savoir une population du nord de l’Ouganda, les Iks, contraints de régresser d’une organisation secondaire de leurs activités à une organisation primaire. On voit combien cette évolution a désagrégé les liens sociaux et déshumanisé les individus. Dans une telle situation, le travail devient une souffrance. Cela amorce une dernière partie de la réflexion de l’auteur qui donne ainsi tout son sens au titre de son ouvrage car le « tripalium » était un instrument romain de torture. Partant d’une distinction entre l’Homo faber et l’Homo sapiens en symbiose dans les chantiers primaires et secondaires, Gérard Haddad s’attarde sur les chantiers tertiaires et leur évolution actuelle. La part de l’Homo faber y disparaît. Il y voit la raison de ce qui aujourd’hui est appelé « burn-out » et qui est plus qu’un surmenage. C’est la souffrance d’un travailleur qui ne peut plus avoir la satisfaction d’un travail bien fait. Au mieux, il lui est donné de se voir comme le rouage d’une organisation dont il ne perçoit plus la finalité. En définitive l’homo sapiens disparait également. L’ouvrage se termine sur la considération pessimiste que la mort de l’Homo faber et de l’Homo sapiens au travail est l’expression d’un « fantasme suicidaire à l’horizon de nos sociétés ».
Commentaire de Jacques Chantereau
C’est avec surprise et intérêt que j’ai découvert que cet ouvrage me concernait de près. J’ai été VSN (Volontaire du service national) de l’Irat en Casamance,à la station de Séfa où Gérard Haddad avait été en poste quelques années auparavant. Je retrouve dans son livre un cadre et des personnes que j’ai connus. J’avais été moi-même impressionné par Barlo qui tient un grand rôle dans le livre. Gérard Haddad met en lumière des aspects de sa personnalité et de son action que j’ignorais à l’époque. Cet éclairage explicatif concerne également et plus largement notre rôle dans le développement agricole. Des enseignements sont à tirer de l’analyse faite par l’auteur de l’organisation sociale des chantiers dans les pays du Sud. L’ouvrage suscite enfin des réflexions quant au mode dominant tertiaire des chantiers tel qu’il s’impose aujourd’hui. Nous comprenons mieux que les questions de la perte du sens du travail et de la réappropriation de ses composantes matérielles soient au cœur de demandes sociétales. Tout Ciradien peut lire Tripalium avec profit.
Barlo en 1973 dans ses parcelles en Casamance
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