Présentation d'ouvrage par Robert Schilling

filieres tropicales

 

Développement durable et filières tropicales

Estelle Biénabe, Alain Rival et D. Loeillet, éditeurs

Editions Quae

Avril 2016

 

 Cette étude collaborative d’une centaine d’auteurs se situe dans la ligne des Objectifs de développement durable approuvés à New-York lors du sommet des Nations unies tenu en septembre 2015. Elle est en pleine cohérence avec les récents accords de Paris sur le climat dont elle ne remet pas en doute le principe du caractère anthropique du réchauffement climatique. Il s’agit de recenser et d’analyser nos connaissances susceptibles d’améliorer la résilience non seulement de la production agricole, mais également des sociétés et des écosystèmes où elle s’insère. Les filières tropicales ne sont plus envisagées uniquement sous l’angle de la productivité et de la rentabilité ; les aspects écologiques, culturels, sociaux et politiques sont également pris en compte. Alors que les dynamiques antérieures, portées par des objectifs techniques et économiques, auraient souvent atteint leurs limites, risquant de marginaliser les plus modestes, d’accroître les inégalités, de détruire ou de contaminer gravement les écosystèmes, des trajectoires nouvelles, socialement, économiquement et écologiquement durables, ont émergé ici ou là depuis quelques décennies. L’agriculture, considérée d’un côté comme une menace pour l’environnement, de l’autre, en tant que pivot des enjeux de réduction de la pauvreté et de la sécurité alimentaire, participe largement à ces dynamiques, mais elle n’en occupe plus tout le champ. La filière, définie comme l’enchaînement des opérations techniques, logistiques et commerciales d’élaboration d’un produit alimentaire ou agro-industriel, de la production à la consommation, devrait s’insérer dans une problématique plus vaste prenant en compte la globalisation, la durabilité et la justice sociale. L’approche pratiquée par les Instituts d’où est issu le Cirad peut être considérée comme une première forme de démarche filière, mais sa logique serait caduque car circonscrite, nous dit-on, aux empires coloniaux pour l’approvisionnement des métropoles ! Les indépendances des pays africains francophones, pourtant, n’ont pas remis en cause la structuration par produit sous la responsabilité d’organismes publics ou paraétatiques. La continuité ne fut rompue qu’à partir de la mise en œuvre des politiques dites d’« ajustement structurel » – entendez désengagement de l’Etat et de ses bailleurs de fonds – dans les années 1990, la place étant désormais ouverte aux opérateurs privés et aux marchés. La transition est toujours en cours, et les auteurs conviennent qu’« il est sans doute trop tôt pour pouvoir évaluer ces nouveaux dispositifs »… Il s’agit de reconstruire un partenariat, ou une intégration, entre les acteurs de l’amont (fournisseurs d’intrants, d’équipements, de semences), ceux de la production (paysans ou autres, y compris les grands groupes agro-industriels) et ceux de l’aval (transformation, conservation, distribution).

Les tentatives encore ponctuelles d’élaboration de systèmes intégrés, durables et équitables font largement recours aux démarches de modélisation et d’analyses multicritères, une attention particulière étant portée par les chercheurs à la volonté de migrer d’une économie fondée sur les sources d’énergie fossiles vers une économie fondée sur les ressources renouvelables. La biomasse produite et le recyclage des résidus deviennent des enjeux déterminants, illustrés par de nombreux exemples, mais il reste difficile d’en tirer des règles générales et de conclure que tel ou tel type d’organisation renforce la durabilité en améliorant la situation sociale et environnementale. La mesure des impacts des systèmes étudiés est particulièrement complexe, surtout lorsqu’il s’agit de l’intervention des grandes entreprises, de leurs clients et de leurs actionnaires. L’essor de l’élevage et des cultures à haute productivité s’est essentiellement fait par l’exploitation de nouvelles terres gagnées au détriment de forêts primaires et secondaires, privant les populations locales de leurs droits d’usage. En Afrique sub-saharienne, depuis 2005, plus de 22 millions d’hectares de terres arables ont fait l’objet d’investissements étrangers pour l’extension de projets destinés essentiellement à fournir les marchés internationaux. Les normes et certifications de « durabilité », les moratoires et les accords de « zéro déforestation » souscrits çà et là pour rassurer l’opinion ne répondent que très partiellement aux bouleversements occasionnés par les agro-industriels dans l’organisation des territoires. Ces stratégies préventives permettront-elles de passer d’une économie de « fronts pionniers » – forme moderne de l’agriculture itinérante – à une économie plus durable, plus équitable et intégrée territorialement ? Quelle est leur réelle capacité à réguler les dimensions sociales et environnementales du développement ? La notion de « services écosystémiques » apparaît, mais qui devra payer, à tous les stades des filières, pour l’adoption – encore très partielle et timide – des mécanismes de compensation écologique proposés : promotion de pratiques agro-environnementales, contrôle des pollutions et des émissions de gaz à effets de serre, lutte contre la déforestation, évitement de l’artificialisation des espaces, etc. ? Dans les faits, ces dispositifs conduisent à intensifier la production (monocultures, recours massifs aux intrants chimiques et au travail du sol, main-d’œuvre salariée) sur des « plantations » extra territorialisées, moyennant la sanctuarisation de quelques zones dévolues à la préservation de la biodiversité et au stockage du carbone. L’organisation de la production agricole tend ainsi vers une structuration fortement intégrée. La financiarisation qui en découle conduit à une domination renforcée de quelques grands groupes agroalimentaires internationaux, participant à la mise en cause du modèle de l’agriculteur indépendant, marginalisé ou devenu salarié de ces firmes. Un nouveau paradigme de développement agricole est en train d’émerger aux niveaux national et international, ouvertement promu par les acteurs dominants, y compris les gouvernements des régions concernées et les agences publiques de développement.
Les auteurs et les coordonnateurs de l’ouvrage ne se prononcent pas sur la question qui vient immédiatement à l’esprit : L’évolution vers l’agriculture de firmes n’est-elle pas inéluctable ? La préservation de l’agriculture paysannale est-elle encore une option réaliste, alors que la population mondiale – d’après les augures les plus optimistes – pourrait atteindre 12 milliards d’humains avant la fin du siècle ? Les discours internationaux, néanmoins, se veulent rassurants, puisque le programme des Nations unies, adopté en 2015, prévoit d’éliminer la faim et d’assurer durablement la sécurité alimentaire en doublant la productivité agricole et les revenus des petits producteurs autochtones d’ici 2030…


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