ou la force tranquille d’un homme déterminé
Sitapha Diatta est né en 1945. Il serait originaire du village de Dianki en basse Casamance, à quelque 20 kilomètres à l’ouest de Bignona, zone de bas-fonds et de « bolongs » liés à l’estuaire du fleuve Casamance.
Après l’obtention d’un diplôme d’ingénieur agronome (Nancy, 1967), il fut recruté par l’Irat (Institut de recherche en agronomie tropicale) en 1972 avec Mamadou Sonko (Toulouse, 1968), deux agropédologues, à l’œuvre en Casamance pour le premier et sur le fleuve Sénégal pour le second. Puis, dans les années 1980-1985, Sitapha Diatta dirigea le département AgroBio de l’Isra (Institut sénégalais de recherches agricoles). Comme nombre de ses collègues avant lui, il manifesta le désir d’œuvrer dans le système international. C’est alors que les épreuves s’enchaînèrent ; des épreuves dont il se releva, grandi, là où beaucoup auraient renoncé.
Première épreuve
Un appel à candidatures de l’Adrao (Association pour le développement de la riziculture en Afrique de l'Ouest) lui offrit cette opportunité. Il informa donc ses supérieurs hiérarchiques de sa volonté de passer les épreuves de sélection à l’Adrao dont le siège était à Monrovia (Liberia). Jacques Diouf, alors secrétaire d’État à la Recherche, refusa catégoriquement, et sa décision prévalut sur celle du ministre de l’Agriculture. Vraisemblablement, sa décision fut motivée par le fait que Sitapha était éligible à de grandes responsabilités au sein de l’Isra, et que cet institut connaissant quelques turbulences avec le départ de Gora Beye, Jacques Diouf avait envisagé que Sitapha remplace Gora Beye. Il était admis à l’Isra qu’un cadre puisse postuler à un poste international, mais après qu’il eut acquis une certaine carrure dans son institut. C’est ce que pensait sans aucun doute et avec raison le ministre Jacques Diouf, mais précepte que lui ne s’était pas appliqué, car il fut nommé de 1965 à 1971 secrétaire exécutif du Conseil africain de l’arachide, avec résidence à Lagos, après sa sortie de l’Esaat (École supérieure d'application d'agriculture tropicale).
Qu’à cela ne tienne, Sitapha prit des congés et partit au Liberia sur ses deniers personnels, passer le concours. Il réussit haut la main les épreuves de sélection et l’Adrao se félicita d’avoir recruté un pédologue de haut niveau. Mais Jacques Diouf en fut fort irrité et maintint son opposition.
Qu’à cela ne tienne, Sitapha démissionna de l’Isra et partit occuper son poste à Monrovia. Jacques Diouf refusa la démission de Sitapha et fit jouer les relations diplomatiques entre le Sénégal et le Liberia pour obliger Sitapha à quitter le Liberia, où il fut déclaré persona non grata. Il dut revenir au Sénégal. Tombé en disgrâce aux yeux de sa hiérarchie (mais pas de ses collègues), il attendit patiemment que le vent tourne en sa faveur. Ce jour arriva quand Jacques Diouf fût nommé en 1984 conseiller du président du Centre canadien de recherches pour le développement international (CRDI) à Ottawa.
Sitapha repartit alors la tête haute à l’Adrao.
Deuxième épreuve
Au milieu des années 80, la fermeture de l’Adrao était envisagée très sérieusement. Compte tenu de l'importance du riz pour les pays membres, il fut décidé de transformer l'association en un centre du GCRAI (Groupe consultatif pour la recherche agricole internationale) avec un accent particulier sur les écosystèmes rizicoles majeurs, dont les mangroves et le Sahel, en Afrique de l'Ouest et centrale. A notre connaissance, seuls trois agents non titulaires de PhD furent retenus pour le transfert à Adrao/GCRAI/Bouaké dont Sitapha Diatta. Il participa donc au transfert Monrovia-Bouaké avant même que les nouveaux appels d'offres aient été publiés (en 1988). Mieux, il réalisa, assisté de son collègue géographe américain Larry Becker, la cartographie agropédologique du site de Mbé une fois que le nouveau management a décidé de se fixer en Côte d'Ivoire sur l'ancien périmètre rizicole de 700 ha de la célèbre Soderiz, offert par l'État ivoirien.
Il était donc en place lors des interviews auxquels tous les nouveaux candidats « shortlistés » avaient été conviés (en 1989). La réglementation officielle requerrait d’être titulaire d'une thèse ou d’un PhD pour intégrer le corps des chercheurs. Sitapha n’était pas docteur ! Il était pourtant ingénieur agronome (Nancy) et – excusez du peu : diplômé de pédologie de l’Orstom (Office de la recherche scientifique et technique outre-mer) ! – mais il n’y a pas d’équivalence à ces diplômes chez les Anglo-Saxons ! Le Dr Kanwar Sahrawat, chercheur expérimenté en sciences du sol qui jouissait d'une longue expérience professionnelle au centre Icrisat (International Crops Research Institute for the Semi-Arid Tropics) d’Hyderabad, remplaça Sitapha relégué au niveau d’assistant de recherche.
Qu’à cela ne tienne, âgé de plus de 45 ans, Sitapha se mit en devoir de passer une thèse. Il me contacta alors au Cirad sachant que notre laboratoire de Montpellier était un laboratoire d’accueil de doctorants à l’INPL (Institut national polytechnique de Nancy). Avec Roger Bertrand, pédologue reconnu, qui faisait partie de notre équipe de recherche au Cirad, nous prîmes alors contact avec le Pr Herbillon de l’université de Nancy qui accepta Sitapha en thèse avec Roger Bertrand comme directeur de thèse. Par la suite, Claude Chevery et Jean-Claude Rémy furent nommés rapporteurs, du beau monde ! Il soutint brillamment sa thèse en 1996, à plus de 50 ans !
Sitapha retourna la tête haute à l’Adrao, devenue depuis septembre 2009 Centre du riz pour l’Afrique (AfricaRice).
Troisième épreuve
L’embellie fut de courte durée, car un nouvel obstacle allait lui faire barrage, et celui-là ne fut pas des moindres. Quelque temps après son retour à son poste à Bouaké, AfricaRice décida de se séparer de lui, et nous ne savons pas pour quelle raison interne. Son directeur de thèse prit alors sa plume et écrivit au directeur d’AfricaRice en critiquant vivement son intention. Connaissant le talent littéraire et la pugnacité de Roger Bertrand, l’on se doute qu’il sut user de mots convaincants, car Sitapha fut conforté dans son poste. Une épreuve, mais heureusement éphémère ce qui explique sans doute pourquoi elle passa quasi inaperçue dans son entourage.
« La persévérance gagne le succès »
« … la violence n’a qu’un cours borné par l’ordre de Dieu, qui en conduit les effets à la gloire de la vérité qu’elle attaque : au lieu que la vérité subsiste éternellement, et triomphe enfin de ses ennemis, parce qu’elle est éternelle et puissante comme Dieu même. » Sitapha Diatta incarne cette Pensée de Blaise Pascal. J’en veux pour preuve ces deux hommages qu’il reçut en reconnaissance de services rendus, qui sont autant de « vérités » pour lesquelles il a combattu, qui relèvent de la science et de la bravoure. En ce qui concerne la science, il s’agit bien sûr de la pédologie qu’il mit à profit de nombreuses fois, et notamment pour choisir l’emplacement du centre Adrao de Bouaké. En ce qui concerne la bravoure que ses proches lui reconnaissent unanimement, il en fit notoirement preuve pendant la guerre en Côte d’Ivoire où il est resté à Bouaké (Bouaké pourtant fortement attaqué, même bombardé !) pour sauver l’Adrao. Voici ces deux hommages :
- le 21 septembre 2001, lors du 30e anniversaire de l’Adrao, il fut élevé au grade d’officier dans l’ordre du Mérite ivoirien par le Premier ministre du pays hôte, la Côte d’Ivoire, au nom du Président de la République, pour sa contribution, en tant que pédologue, à la sélection du site de l’Adrao et à son établissement en Côte d’Ivoire, ainsi que pour les services rendus depuis 1986 ;
- le 20 janvier 2014, des donateurs de la FAVL (Friends of African Village Libraries) dont le slogan est « une bibliothèque pour chaque village d'Afrique ! » rendent hommage à des personnalités exceptionnelles et s'en souviennent. Ce jour-là, ils honorèrent feu Sitapha Diatta et AfricaRice écrivit à ce sujet : « Nous avons reçu une merveilleuse lettre et un don rendant hommage au Dr Sitapha Diatta. Le bailleur de fonds écrit : Sitapha Diatta était spécialiste des sciences du sol au Centre de recherche sur le riz en Afrique depuis ses débuts en tant qu'association pour le développement de la riziculture en Afrique de l'Ouest à Monrovia... Il est resté à l'Adrao en Côte d'Ivoire pendant le conflit pour surveiller le reste des installations, alors que l’Adrao devenue AfricaRice était transférée à Cotonou. Il est décédé en mars, une personne formidable, un scientifique solide et un ami et collègue loyal. »
Sitapha Diatta nous a quittés prématurément, en mars 2013. Il venait de prendre sa retraite. A Dakar, chez lui, un soir, il dit à son épouse : « Je vais me reposer ». Et il s’est éteint paisiblement dans son lit.
Conclusion
« Écrire la mémoire d’un homme d’une telle détermination, aux incontestables compétences, est amplement mérité. Cet éloge pourrait être l’histoire d’une vie modèle pour bien des jeunes scientifiques à l’engagement hésitant. » (René Tourte)
Les travaux de Sitapha Diatta confirment la primauté et la nécessité des approches pédologiques et géologiques pour la mise en valeur des sols face aux problématiques actuelles de pénurie de l’eau, d’économie des engrais et de développement durable. Il suffit pour cela de lire le résumé de sa thèse. Plus généralement, l’importance des études pédologiques en agriculture – à AfricaRice, mais ailleurs aussi – nous autorise à alerter nos instituts de recherche, y compris le Cirad, sur les conséquences fâcheuses de la disparition de cette discipline de la science du sol et de se rappeler que cette expertise fut un des fleurons du Cirad et de ses partenaires du Sud (avec Roger Bertrand, Gora Beye et bien d’autres dont Sitapha Diatta).
Francis Ganry
16/01/2020
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