« On ne repousse pas la pirogue qui vous a permis de traverser la rivière » (Proverbe camerounais)

En relisant attentivement le contenu du site de l’Adac, j’ai remarqué que les deux articles relatifs à l’histoire du Cirad publiés dans la rubrique « Études et Travaux » donnaient fort peu d’informations sur ses origines et les tout premiers débuts du Gerdat1.

En effet, le petit article intitulé « Histoire du Cirad » renvoie aux histoires des instituts en rappelant qu’elles avaient été écrites par leurs anciens dans une collection, propre au Cirad mais restée sans suite, intitulée « Autrefois l’agronomie » et qu’elles s’achèvent en 1985 avec la disparition des instituts.

Quant à l’article de Serge Volper et Hervé Bichat « Des jardins d’essai au Cirad : une épopée scientifique française ! », il fait pratiquement l’impasse sur ce qu’a été l’aventure des années d’enfance de ce qui allait devenir le Cirad car il a voulu mettre l’accent sur les évolutions politiques ayant conduit à sa création.

J’ai donc tenté de combler sans prétention cette lacune en racontant, vue de l’intérieur, la « petite histoire » et la vie quotidienne de la minuscule équipe qui s’attacha avec foi et ardeur à bâtir les fondements d’un projet si ambitieux et encore si mal défini. L’unique secrétaire du moment et moi sommes en effet les seuls survivants de cette aventure.
Le Gerdat avait été créé en 1970 après un déjà long cheminement que je ne peux malheureusement pas retracer ici car je ne l’ai pas vécu. Les seules indications dont je peux faire état sont de seconde main. Je sais que, au tout début, Robert Michaux, président de l’IRHO, s’était rendu compte que les instituts « spécialisés », comme on les appelait alors, trouveraient tôt ou tard leurs limites s’ils continuaient à travailler isolément. Son expérience des organisations néerlandaise, anglaise et belge due à ses séjours aux Indes néerlandaises (Indonésie maintenant), en Malaisie et au Congo belge l’avait convaincu qu’un rapprochement leur serait bénéfique par des échanges d’informations, d’expériences et même de chercheurs. Encouragé et même poussé par la puissance publique (le ministère de la Coopération), il créa entre eux, en septembre 1960, un comité de coordination dont il prit la présidence qu’il conserva jusqu’à sa mort et dont le secrétariat fut confié à Guy Daugy de l’Irca.

Puis, le ministère de la Coopération nomma une mission d’information, dite « commission Carle »2, chargée en 1968-1969 d’une enquête auprès des instituts sur leur organisation, leur fonctionnement, leurs méthodes de travail et leurs résultats. Après de nombreuses consultations, cette commission fournit des propositions en vue de la création entre les instituts d’un groupement d’intérêt économique, forme juridique qui n’avait jamais été employée jusque-là pour des institutions scientifiques.
Les statuts de cet organisme furent largement débattus article par article, contestés avec parfois des demandes de modifications, dans les conseils d’administration des instituts. Ils furent finalement fixés par le décret du 5 juin 1984, en fonction des orientations données par le conseil des ministres du 18 mai 1982 pour la réforme du dispositif français de recherche en coopération. Son administrateur général, Jacques Alliot, administrateur de la France d’outre-mer (FOM), y avait été détaché par la Caisse centrale de coopération économique (ex-Caisse centrale de la FOM) et son conseiller scientifique, Jacques Lanfranchi, inspecteur général de l’agriculture outre-mer, avait été mis à sa disposition par l’IFCC dont il dirigeait le centre de recherches en Côte d’Ivoire. Tous deux cherchaient à étoffer leur état-major dans le but d’ouvrir les instituts membres aux recherches en économie rurale. La plupart d’entre eux n’envisageaient jusque-là l’économie que pour apprécier la rentabilité des projets auxquels ils étaient associés ou pour suivre les marchés des produits agricoles de leur domaine de compétence.

alliotDiverses possibilités furent envisagées puis étudiées afin de pourvoir ce poste d’économiste rural, en particulier avec la Caisse centrale de coopération économique (CCCE) et la Société d'études pour le développement économique et social (Sedes), pour trouver un candidat. Or Lucien Schmandt, sous-directeur de la CCCE, qui connaissait à la fois les besoins du Gerdat et ma disponibilité potentielle, proposa ma candidature à son camarade Jacques Alliot (photo ci-contre). De son côté, la Sedes qui m’avait employé pendant huit ans, envisageait de me reprendre. Il s’ensuivit des négociations entre Sedes et Gerdat pour définir les activités que pourraient développer ensemble ces deux organismes complémentaires, du fait de mon recrutement par l’un ou par l’autre.

J’étais pour ma part totalement en dehors du débat car j’étais parti au Sri Lanka afin d’achever une étude pour la Sogreah que je quittais. Durant mon absence mon sort avait été réglé et je l’appris par une lettre de la Sedes reçue à Colombo me confirmant mon recrutement par le Gerdat, via l’IFCC comme Jacques Lanfranchi, car le Gerdat ne pouvait pas alors procéder à des recrutements directs. Ce choix avait été fait avec l’appui de Maurice Rossin malgré l’opposition de Jean Guilloteau, responsable de la coopération agricole au ministère de la Coopération qui me considérait comme un « traitre » ce qui me valut bien des ennuis par la suite.

Aussi, dès mon retour, je n’eus qu’à régler mon départ de la Sogreah, à me faire préciser mes fonctions et à prendre ou reprendre des contacts avec les directeurs des instituts.

L’équipe de direction du Gerdat était très réduite et ne se composait que de Jacques Alliot – administrateur du groupement, fin diplomate et bon connaisseur de l’Afrique profonde, ayant servi successivement au Niger, au Mali, au Cameroun, en Centrafrique puis de nouveau au Niger comme conseiller de son président de la République, Hamani Diori –, d’un conseiller scientifique, Jacques Lanfranchi – agronome expérimenté, pilote durant quatre ans dans une escadrille française de bombardiers de la Royal Air Force britannique puis, après avoir achevé ses études commencées à Grignon et finies à Montpellier à l’Esaat, successivement en poste en Indochine, aux Comores, en Haute Volta où lanfranchiil fut le conseiller et l’ami de Maurice Yaméogo, ministre de l’agriculture de son gouvernement d’autonomie interne, et enfin en Côte-d’Ivoire où il avait créé et dirigé le premier centre de recherches de l’IFCC – ainsi que d’un agent mis à disposition par l’Irca, Guy Daugy, issu de Science Po, qui faisait fonction de secrétaire général, d’une secrétaire, Dea Sabatini, et d’une comptable, France Legendre, diplômée d’HEC-JF (et camarade de promo de notre expert-comptable féminin !). C’était tout !

Ce petit monde était installé dans un minuscule hôtel particulier prêté par l’Irca, situé au 5 square Pétrarque (Paris XVIe), donc physiquement proche de deux de ses membres, Irca et Irho3. Il abritait jusque-là les services de la « Revue générale du caoutchouc et des plastiques » et l’un des deux bureaux du rez-de-chaussée est resté encore quelques temps occupé par son responsable M. Van Den Berg, jusqu’à ce que cette revue soit reprise par une société privée.

Les conditions d’existence étaient spartiates : une place de parking en façade pour le patron et un garage loué avenue Paul Doumer pour la demi-journée et pour deux, l’un derrière l’autre ou en relais, pour Jacques Lanfranchi et moi, des déjeuners casse-croûte au bistro du coin de la rue Scheffer et de l’avenue Paul Doumer, par deux ou trois selon les jours, de l’administrateur à la secrétaire (Jacques Lanfranchi et Guy Daugy, résidents proches, rentrant le plus souvent chez eux), suivis pour Alliot et moi par des parties, sur les machines à sous, créèrent vite des liens amicaux. Je suis d’ailleurs resté ami avec tous jusqu’à leur décès et même au-delà avec leurs veuves.

Nous étions très soudés et la nécessité faisait que nous devions être quasi interchangeables en dépit de nos compétences spécifiques. Sans gros moyens, nous étions en quelque sorte des aventuriers animés par la volonté de réaliser le regroupement souhaité par le gouvernement. L’apathie, la résistance et parfois l’hostilité des instituts aux changements qui leur étaient proposés rendaient la tâche difficile mais contribuaient à nous unir pour faire front aux difficultés rencontrées et à l’incompréhension de certains de nos partenaires dans la construction du modèle proposé : Finances, Affaires Étrangères, Coopération, Agriculture…). Ainsi il m’arrivait d’aller à la place de Jacques Alliot aux Affaires étrangères pour telle affaire plutôt technique et Alliot y allait lui-même pour telle autre plus politique : pour moi, les « petits services » de la rue La Pérouse, pour Jacques Alliot, les « grandes directions » du Quai d’Orsay. Jacques Lanfranchi, quant à lui, consacrait, avec sa discrétion coutumière, l’essentiel de son temps à la coordination des recherches, à la constitution d’équipes de chercheurs inter-instituts autour de projets fédérateurs. D’ailleurs beaucoup ne se rendirent compte qu’après coup de l’importance du travail effectué dans l’ombre par ce corse peu bavard mais aussi bon agronome qu’habile diplomate. Sa science du compromis avait souvent obtenu l’accord des instituts en dépit d’antagonismes sévères.

Mais il ne faudrait pas que soient oubliés les acteurs, souvent considérés comme secondaires, de la construction initiale du Gerdat : les secrétaires. La blonde Dea Sabatini, aimable et débrouillarde, nous quitta en 1976 pour se marier avec un restaurateur, spécialiste des viandes, qui évolua bientôt vers le poisson en reprenant le fameux restaurant Rech, avenue des Ternes. Elle fut remplacée par la brune Michelle Feit à la longue chevelure, née à Nouméa et qui nous arrivait de l’Agence de coopération culturelle et technique (ancêtre de l’Organisation Internationale de la francophonie) dont elle assurait le secrétariat particulier du secrétaire général, après trois ans passés à l’ambassade de France en Chine au secrétariat du service politique. Secrétaire de l’administrateur et du président, sa compétence, son autorité naturelle conjuguées avec une mémoire sans faille la rendirent rapidement incontournable, tant dans l’équipe de la rue Scheffer que pour les directeurs des instituts. En 1983, devenue assistante du nouveau conseiller scientifique, René Billaz, elle y valorisa avec habileté l’expérience acquise et son sens de l’organisation dans la mise en place des structures scientifiques du Cirad naissant. Elle fut remplacée par la douce et discrète Annie Geeraerts qui nous arriva de l’Orstom avec le président, Hubert Dubois, diplomate apportant avec lui sa présidence de l’Orstom. Elle savait cependant entrer dans des colères noires si qui que ce soit se risquait à empiéter sur ce qu’elle considérait comme son « domaine réservé ».

L’ambiance de la rue Scheffer, jusqu’alors tranquille et feutrée avait un président, Jean-Pierre Bénard, diplomate courtois et un peu effacé, et un administrateur qui ne faisait jamais sentir son autorité, changea du tout au tout. Notre nouveau président au verbe sonore prenait beaucoup plus de place que son rôle ne le demandait et ses éclats de voix se surajoutaient au verbe déjà puissant et au rire tonitruant d’Hervé Bichat, le nouveau directeur.

Enfin, je me dois de souligner le rôle insuffisamment connu et surtout reconnu de Jacques Paré, conservateur des eaux et forêts outre-mer, avec lequel j’ai cohabité rue Scheffer jusqu’à son départ en retraite. Ce forestier atypique, spécialiste de la conservation des sols, après toute une carrière à Madagascar dans les « tanety » (terres de relief sur collines des hauts plateaux) à tenter de contrôler et fixer les « lavaka » (glissements de terrains par érosion) autour du lac Alaotra, nous avait été détaché par l’Irat pour assurer supervision et contrôle des travaux de construction du centre de Montpellier. Il y avait consacré toute son énergie et ses compétences hétérodoxes et obtint des résultats remarquables grâce à son autorité vite affirmée par sa haute taille et ses robustes coups de gueule.

J’étais arrivé pour créer un service d’agroéconomie ou d’économie rurale dont le rôle et les moyens restaient à définir. J’ai donc fait le tour des directeurs généraux. La plupart se sont montrés plus imperméables à l’économie rurale que je ne croyais et peu disposés à me voir intervenir dans leur boutique. L’un d’eux m’a même dit « J’ai fait science po et je ne vois pas ce que vous pourriez m’apporter ! » Un autre m’a fait remarquer qu’étant ancien élève de l’X et son secrétaire général docteur ès sciences économiques, il savait ce qu’il devait faire sans avoir besoin de mes services.

Comme j’étais novice en recherches économiques, j’ai ressenti le besoin d’avoir un conseiller scientifique. Or, à ce moment-là, Louis Malassis quittait son poste à l’Ensa de Rennes pour prendre la direction de l’Institut agronomique méditerranéen de Montpellier. Le connaissant déjà par la Sfer (Société française d’économie rurale), je lui ai demandé s’il accepterait de venir me soutenir au Gerdat, au moins pour mes débuts que je craignais difficiles. Il a accepté sans réticences et nous nous sommes tout de suite très bien compris et entendus ; il m’a fait comprendre ce que pourraient être les recherches en économie rurale dans les pays en développement et je lui ai apporté ma connaissance de l’Afrique et plus généralement du tiers-monde. C’est d’ailleurs avec moi qu’il a pu découvrir par la suite le Sénégal, la Côte d’Ivoire, et même la brousse profonde au Mali. Il m’a très efficacement conseillé jusqu’à son départ, en 1979, pour le ministère de l’Agriculture à Paris où il a été nommé Directeur général de l’enseignement et de la recherche par Pierre Méhaignerie, son ancien élève à Rennes. Il devait être remplacé, avec l’accord de Jacques Poly, par un économiste de l’Inra, Jean Chataigner, que j’avais connu en Côte d’ivoire, en 1975, alors qu’il y dirigeait le Cires (Centre ivoirien de recherches économiques et sociales).

Avec Louis Malassis, nous avons, d’accord parties, commencé discrètement en organisant un important séminaire d’initiation à l’économie rurale comportant des intervenants extérieurs de la Sedes qui se tint à l’Ensa de Montpellier, en juillet 1973. Un second suivit à la station de Bambey au Sénégal en janvier 1974. Mais, entre-temps, nos relations avec la Sedes s’étaient relâchées faute d’une bonne compréhension des intentions de l’un comme de l’autre malgré les efforts de Gilbert Ancian et les miens. Les tendances au regroupement des instituts s’accentuèrent ensuite. Leur déplacement physique progressif, en tout ou partie, à Montpellier avec la construction d’un ensemble commun ouvert en fin 1974, contribua à leur rapprochement et des réorganisations s’ensuivirent. Chacun d’entre eux se dota alors d’une unité de recherches en économie rurale et recycla ou recruta des chercheurs ad hoc. L’essentiel de la tâche pour laquelle j’avais été recruté avait donc été réalisé.

Maintenu à Paris et éloigné de la vie scientifique du centre, mes rapports avec les chercheurs s’espacèrent et je ne conservais plus que des études personnelles qui m’étaient confiées par l’extérieur et dont les archives du Cirad semblent avoir perdu la trace.

Plusieurs anecdotes permettent d’illustrer nos tâtonnements initiaux : Ainsi, à l’automne 1972, alors que j’étais à peine arrivé, Jacques Lanfranchi me demanda d’aller représenter le Gerdat à la première réunion de la World Association of Industrial and Technological Research Organisations (Waitro)4 qui se tenait à Juan-les-Pins et dont le thème était « Management of industrial research institutes ». Il pensait pouvoir en retirer quelques informations utiles à l’organisation future du Gerdat. Il n’en fut rien ! Cette association avait été montée de toutes pièces par un petit groupe de technologues, en majorité canadiens de Vancouver, associés à quelques Danois et Néerlandais désireux d’y trouver une audience internationale. Ils étaient tous uniquement anglophones et viscéralement francophobes. C’était à se demander pourquoi ils avaient choisi Juan-les-Pins pour y tenir leur première assemblée ! En fait, la Côte d’Azur étant mondialement connue ils pensaient ainsi attirer du monde et ils avaient eu raison : les Français et autres francophones étaient rares mais la participation était nombreuse et diverse. En revanche l’assistance était clairsemée en séances de travail alors que les bars et boites de nuit voisines étaient pleins. Ainsi, les latino-américains, mes voisins à l’hôtel, rentraient fort éméchés et bruyants en pleine nuit, réveillant tout le monde. Je n’ai rien rapporté d’utile de cette réunion sinon le souvenir d’un séjour agréable et ensoleillé ! Le Gerdat ne s'y associa pas ni, à ce que je sais, d’autres organismes français.

Agréable aussi et plus folklorique, fut un petit séjour avec mon épouse à Dijon pour y tenir un stand à l’exposition Florissimo 1975 pour faire plaisir à notre ministre Robert Galley. Il était maire de Troyes, ville voisine, et nous avait demandé de présenter un stand à cette jeune exposition d’art floral organisée par son ami, Robert Poujade, maire de la ville et, à l’époque, ministre de la Protection de la nature et de l’environnement. Notre stand, conçu et préparé avec l’assistance de l’Ifac, ne devait pas être si mal que cela car le ministre s’y est arrêté et nous a félicités.

Enfin, la surestimation de nos capacités m’avait conduit à décider de la participation, en 1974, quelques-uns de nos rares économistes à un séminaire organisé en Grande-Bretagne, à l’université de Reading, par le professeur Hugh Bunting, titulaire de la chaire de botanique agricole et d’agriculture tropicale, dont le sujet « Change in agriculture » me semblait alléchant5. La participation de Guy Hunter était annoncée et je le connaissais de réputation car il était l’auteur d’un ouvrage, « Modernizing peasant societies – a comparative study in Asia and Africa » dont j’avais lu des commentaires élogieux et dont le thème semblait aller dans le sens que je souhaitais donner à nos recherches en économie rurale.

Mes propositions n’ont pas soulevé l’enthousiasme de nos économistes et de leurs directeurs car seul Yves Bigot, de l’Irat, participa avec moi à cette réunion. Logés dans un des collèges de l’université, beaucoup s’y retrouvaient en anciens étudiants, à faire la queue aux douches, à entendre la cloche sonner les heures de repas ou l’obligation de quitter le salon pour remonter dans les chambres. Pour nous français, belges et surtout latino-américains, c’était vraiment dépaysant.
Ce séminaire était trop long (10 jours) et trop important (220 participants de près de 40 pays dont une dizaine de français seulement) ; la participation y était très hétérogène tout en étant très majoritairement anglaise, américaine et anglophone ce qui a réduit à quasiment rien les tentatives d’interventions de la forte minorité latino-américaine (problèmes de langue, mais surtout différences de conception du développement agricole).

Nous eûmes à subir les exposés de 75 communications très diverses venant de participants originaires de 25 pays, mais majoritairement anglo-américains. Seuls trois d’entre elles émanaient de français : Paul-Marc Henry de l’OCDE (qui ne resta que le temps de la présenter), J.M. Texier du Bureau international du travail à Mexico et Dominique Gentil de l’Institut de recherches et d’applications des méthodes de développement (Iram).

J’y ai cependant eu l’opportunité de retrouver deux remarquables économistes ruraux que j’avais rencontrés durant mes années de Sedes : David Norman de l’université Ahmadu Bello à Zaria et Bédé Okikbo, alors à l’IITA à Ibadan, tous deux du Nigeria. J’y ai fait la connaissance de l’américain John Mellor, encore à Cornell University et j’ai eu le plaisir de lui faire connaitre la philosophie, les objectifs et les activités du jeune Gerdat. J’éveillais son intérêt car, peu de temps après, devenu membre important et futur patron de l’International Food Policies Research Institute (Ifpri), il vint nous voir à Paris pour envisager une coopération entre nos deux institutions qui aurait dû se traduire par des échanges de chercheurs économistes. Ce projet ne put se réaliser faute de compétences disponibles de notre part. Pour ce qui me concernait, Jacques Alliot ne voulait pas me lâcher et je ne tenais pas à m’expatrier à peine réinstallé à Paris. Je crois que cet échange a pu cependant être réalisé par la suite.

En revanche, Il fut impossible d’approcher Hung Bunting (sans grand intérêt) et Guy Hunter (en raison de sa notoriété et de son appartenance à l’Overseas Research Institute, pas plus que Monty Yudelman de la Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD). Toutes les conférences comme les interventions étaient faites en anglais et les rares essais d’utilisation de l’espagnol ou du français furent voués à l’échec devant les réactions négatives de la majorité anglophone.

J’ai encore dans l’oreille des « we dont understand. Speak english, please » adressés tant à moi qu’à des professeurs d’universités latino-américains. Ce fut d’autant plus vexant pour moi quand ce genre de réflexions émana d’un couple de sociologues anglais, M et Mme Hariss, que j’avais connus à Colombo. Résidant alors près de chez nous dans un confort sommaire, Barbara comprenait alors très bien mon anglais quand elle venait nous emprunter notre vaisselle ou même notre excellent cuisinier pour recevoir plus et mieux ses copains ! En outre, lors de la réception finale offerte par le lord maire de Reading, avec fromages et vins français, je finis par savoir qu’ils comprenaient fort bien le français car ils avaient une résidence secondaire dans le Périgord !

Un économiste hollandais, le docteur Hufnagel, était particulièrement agressif (nous l’avions baptisé entre nous « ouvre-ta-gueule »). Aussi, pour lui donner une leçon, un professeur mexicain, un économiste portugais de la fondation Gulbenkian et moi avions décidé de passer toute une soirée entre non-anglophones sans dire un mot d’anglais, chacun devant s’exprimer dans sa langue natale (espagnol, portugais, français…). Ce fut réalisé sans aucun dérapage à la stupéfaction des autres participants qui tournaient autour de nous cherchant à comprendre notre étrange manège.

Finalement, à la sonnerie, l’un d’eux nous demanda comment nous avions fait pour nous comprendre et le portugais de lui répondre en anglais « parce-qu’on parle avec les mains ».

Seul cet épisode comique m’est resté en mémoire car les expériences, suggestions et recommandations faites autour du sujet choisi étaient, me semble-t-il, encore trop éloignées de notre acquis et de nos préoccupations de l’époque.

Tout a commencé à changer au Gerdat avec l’arrivée d’Henri Boulland, prêté par l’IRCT pour prendre en charge nos relations avec les pays africains, et avec la décision prise en 1976 d’élargir nos activités à l’étranger « traditionnel » ce qui me donna de facto la responsabilité de nos contacts, encore bien réduits, avec le reste du monde en développement. Leur diversification venait en général du Quai d’Orsay qui nous envoyait, pour des raisons qui lui étaient propres et qui restaient souvent inconnues, des scientifiques ou des diplomates malaisiens, japonais, iraniens, kazakhs, indiens ou pakistanais… Il m’est même arrivé de recevoir « discrètement » un envoyé qui se présentait comme des Affaires étrangères pour proposer que le Gerdat fasse la carte des sols du nord de l’Afghanistan (région de Kunduz, si je me souviens bien). J’ai assez vite compris qu’il s’agissait de servir de couverture à une opération de renseignement : talibans ? russes ? commandant Massoud ? J’ai poliment décliné sans pousser plus loin.
La période de tâtonnements s’achevait alors et la structure à donner au Gerdat se précisait progressivement. Les relations extérieures se virent renforcées avec l’arrivée de Jean Servant, agronome et pédologue, venant du centre Inra des Antilles, à qui échut la responsabilité de l’Amérique latine, puis de Pierre Dubreuil, agronome et hydrologue de l’Orstom, qui rentrait du Brésil où il en avait été le représentant, à qui furent confiées nos relations avec les organismes internationaux (Banque Mondiale, OCDE, Union européenne, FAO…).

Pour ma part, je ne conservais plus que l’Asie.

Dans le même temps, le centre de Montpellier s’organisait et était doté, après plusieurs essais décevants, d’un administrateur, Pierre Roche, détaché de l’Irat. La fin des travaux de construction et la mise en place de services de gestion propres au centre virent la fin de la mission de Jacques Paré dont l’énergie et les coups de gueule avaient permis d’achever en temps voulu les travaux.

Enfin, Jacques Lanfranchi, partant à la retraite, fut remplacé par Hervé Bichat et Jacques Alliot recruta un secrétaire général venant de la DGRST, Jean-Marie Sifferlen.
Ainsi s’achève ce que je voulais raconter de l'avant-Cirad dont je ne prétends pas refléter l’exacte réalité. Il ne s’agit en effet que de souvenirs estompés ou déformés par leur ancienneté.

C’est tout ce que je souhaitais raconter des prémices du Cirad – qui s'est quand même dénommé Gerdat durant 15 ans ! – avant que cet épisode, pourtant fondamental, n’ait disparu de notre mémoire collective. Je ne prétends pas y avoir reflété l’exacte réalité car il ne s’agit que de souvenirs estompés ou déformés par leur ancienneté et la mienne.
Bernard Simon

Versailles, avril 2015
Bernard Simon

Notes

1 Pour ceux qui ignoreraient la signification exacte de ce sigle, Gerdat = Groupement d’études et de recherches pour le développement de l’agronomie tropicale. Le Gerdat avait pris la forme juridique de groupement d’intérêt économique, créée par ordonnance du 23 septembre 1967, afin d’établir une coopération durable entre ses membres professionnels. On cite toujours en exemple le groupement créé entre banques pour la gestion des cartes bancaires ou ceux associant les commerces regroupés dans des centres commerciaux. Ce statut peu courant provoqua l’inquiétude des directions des instituts, à l’exception de celle de l’Irat, et expliqua leurs réticences à l’accepter. Ils y furent finalement contraints mais la diplomatie d’Alliot et l’art des compromis de Lanfranchi avaient réduit leurs inquiétudes.

Le Gerdat fut, à ma connaissance, un des premiers groupements à caractère scientifique bien avant la création des EPST (Établissement public à caractère scientifique et technique) dont font partie l’Inra et l’IRD. Le Cirad a le statut d’EPIC (Établissement public à caractère industriel et commercial) comme l’Ifremer et le BRGM, ce qui lui permet d’avoir des activités commerciales directement ou au travers de filiales

2 Cette mission portait par simplification le nom de son chef, Pierre Carle, ancien administrateur de la France d’outre-mer (Fom) en Indochine, en Afrique et à Madagascar, devenu inspecteur de la Fom puis intégré inspecteur des Finances en 1966. Je ne connais pas la composition de cette mission mais je sais qu’y figuraient Lucien Schmandt, représentant la Caisse centrale de coopération économique et très probablement Henri Vernède, inspecteur général des Eaux et forêts outre-mer, en poste au ministère de la Coopération et commissaire du gouvernement auprès des instituts. Je n’ai jamais eu ce rapport en main mais j’en ai entendu parler, souvent en mal, dans certains instituts.
Les propositions résultant de cette enquête furent prises ensuite en considération dans le cadre plus large du « Rapport sur la politique française de coopération » que je possède, publié en septembre 1975, dit rapport Abelin, du nom du ministre de la Coopération de l’époque qui avait provoqué sa mise en œuvre et en avait fait la présentation. Le groupe de réflexion constitué à cet effet mit un an à le réaliser, après des missions d’information et de dialogue dans toutes nos ex-colonies africaines auxquelles furent ajoutées l’île Maurice et le Rwanda. Ce groupe était constitué de 26 notabilités parmi lesquelles il faut noter la présence de Stéphane Essel, de Georges Balandier, de Jean Ripert, commissaire au Plan, d’Yves Roland-Billecart, DG adjoint de la CCCE, mais aussi de représentants de l’Iedes, de l’Irfed, de la Satec.
Le rapport souligne la recherche de l’authenticité et de l’indépendance de nos partenaires, la priorité qu’ils donnent au développement agricole, mais aussi un mélange d’agressivité et de gratitude à l’égard des instituts de recherche et le souhait formulé de les incorporer dans les structures nationales.

3 L’Irho avait en effet son siège square Pétrarque, l’Irca au 42 rue Scheffer. Les autres instituts se répartissaient au hasard de leur histoire et des opportunités dans Paris et sa banlieue. L’Ifac était au 6 rue du Général Clergerie dans le XVIe à côté du siège du Front national de l’époque. L’IRCT, après un bref passage rue Barbet de Jouy, occupait un ancien « hôtel de passe » repris par l’État après le vote de la loi Marthe Richard sur la prostitution au 34 rue des Renaudes dans le XVIIe. Il y avait été rejoint par l’IFCC qui avait quitté la rue Monsieur tout en conservant ses laboratoires à Nogent dans des bâtiments du jardin colonial. Le CTFT était déjà à Nogent dans ses meubles depuis sa création. L’Irat, en tant que successeur du CTAT, en avait pris la place à Nogent tout en acceptant d’y conserver les laboratoires de l’IFCC. L’IEMVT, quant à lui, était hébergé par l’école vétérinaire à Maisons Alfort, tandis que le Ceemat se trouvait à Antony à proximité de son grand frère, le Cnema pas encore devenu Cemagref. Vous pouvez imaginer les temps de transport nécessaires pour participer à la moindre réunion !

4 La World Association of Industrial and Technological Research Organisations (WAITRO) avait été fondée en 1970 à l’initiative de technologues canadiens. À l’origine, cette association ne pensait pas s’ouvrir au machinisme agricole et aux industries agro-alimentaires et cherchait visiblement à y attirer d’abord les pays européens ce qui explique peut-être le choix de la France et de Juan-les-Pins pour son premier congrès. En réalité ce choix avait fait venir en masse des représentants de pays en voie de développement mais qui commençaient à compter dans les recherches industrielles, trop heureux de faire un tour en France.
Il semble que WAITRO n’ait pas connu le succès escompté car si elle a maintenant des adhérents venant de plus de 150 pays, seuls quelques pays européens (Pays-Bas, Danemark, Allemagne…) en font partie mais pas la France. Renseignements pris, son siège est actuellement en Malaisie, son président est Ougandais et son dernier meeting biennal s’est tenu à Copenhague, en juillet 2014. Par contre, nombreux sont les organismes de recherches agricoles ou agro-industriels qui en sont maintenant membres et particulièrement en Afrique.

5 Ce séminaire avait quasiment cloîtré ses participants durant 10 jours (9-19 septembre 1974, à la Faculty of Agriculture and Food of the University of Reading, à l’initiative de Hugh Bunting et avec l’aide de Guy Hunter de l’Overseas Research Institute. Hugh Bunting, le chef d’orchestre, était un Sud-africain, assez arriviste à mon avis, qui avait commencé sa carrière en chimie et botanique à l’University of the Witwatersrand (Johannesburg) peu avant la guerre puis était venu passer quelques années à la station de Rothamsted comme assistant chimiste. Après son doctorat, il avait été nommé à l’University of Reading où il était titulaire depuis 1956 de la chaire d’ « agricultural botany » qui venait d’être transformée en « Agricultural development overseas" grâce à son entregent et son flair. Il était resté, selon moi, fondamentalement le botaniste systématicien qu’il avait été, mais avait pensé que, avec ses deux séminaires sur le changement en agriculture (il n’y en aurait pas eu de troisième), il se ferait une place au soleil ! Pour ma part, je n’ai plus entendu parler de lui dans le monde du développement.


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