Présentation d’ouvrage par Pierre Vidal

Jean Desrotour
Baba ti Mbororo – le père des Mbororo
Epopée d’un vétérinaire de l’Afrique centrale à l’Ethiopie

Philippe Martin-Granel

Editions L’aucèu libre

Juin 2014, 312 pages

 

En même temps que l’histoire de Jean Desrotour, ce qui nous est raconté ici, c’est aussi celle du projet qu’il porta et réalisa aussi loin qu’il le put, avec ses équipes.

Le projet consistait à développer un élevage bovin national, en organisant et fixant autant qu’il était possible les éleveurs Peuls Mbororo, nomades ou semi-nomades qui, venant du Sahel nigérien à travers le Cameroun, avaient atteint l’Oubangui-Chari, à partir des années 1920.

Desrotour s’efforça aussi de faire accepter ces « étrangers » et leurs bêtes par les populations autochtones de cultivateurs et chasseurs collecteurs. Il importa au profit de ceux-ci depuis la Côte d’Ivoire – expérience unique en Afrique – plusieurs milliers de têtes d’un bétail taurin résistant à la trypanosomiase animale. Ces petits bovins étaient confiés à des paysans volontaires par contrat, afin d’acquérir la propriété du croît du troupeau. Leur nombre fut ainsi multiplié plusieurs fois au fil des années. Au seuil de la réussite, tant pour les nomades que pour les sédentaires et donc au profit du pays, grâce à son sens du contact et à sa ténacité face aux nombreux obstacles, Jean Desrotour et ses collaborateurs français furent expulsés en 1970 par un pouvoir fantasque et jaloux de « la viande ». Après eux et malgré des projets internationaux de soutien technique coûteux et pas toujours bien adaptés, ce fut l’invasion à la faveur de la prévarication et de la corruption. De nombreux problèmes écologiques et sociologiques en découlèrent. Il s’agit d’une des raisons de la situation dramatique politico-guerrière que vit aujourd’hui la République centrafricaine, en proie au désordre généralisé et au pillage.
La mémoire de l’œuvre professionnelle passionnée de Jean Desrotour nous est ravivée et contée par un de ses proches condisciples de l’Ecole vétérinaire de Maisons-Alfort, Philippe Martin-Granel. L’un et l’autre étaient de cette génération de jeunes gens qui s’engagèrent après la guerre pour l’outre-mer dans un esprit nouveau. Leurs affectations les séparèrent pour un temps. Jean Desrotour partit en Oubangui-Chari, au centre de l’Afrique qui n’était plus le « Cœur des ténèbres » décrit par Joseph Conrad. Philippe Martin-Granel choisit les espaces sahélo-sahariens du Tchad. Il y travailla pendant une dizaine d’années à couvrir ces grands espaces du Ouaddaï, de l’Ennedi, du Borkou et du Kanem aux rives du Lac Tchad. Il les parcourut intensément à cheval et au balancement des méharis autant et plus qu’en automobile ou camion, pour vacciner et soigner les troupeaux des éleveurs de ces lieux. Philippe Martin-Granel rejoignit, en 1958, à Bouar dans la Centrafrique en gestation d’indépendance, Jean Desrotour qui prendra peu après la direction du Service de l’elevage du pays. Il se consacra, à son côté et jusqu’à leur départ contraint, aux Peuls Mbororo, sans oublier les populations locales, devenant grand acteur et artisan du projet en cours. Philippe Martin-Granel acheva sa trajectoire africaine de plus de trente ans au Sénégal, terre où ses ancêtres français jusqu’à ses parents avaient œuvré dans l’administration depuis 1775, sous les princes et sous la république. Il est également un humaniste de grande culture, sachant écrire et décrire hommes, bêtes et choses avec un art consommé, comme les révèlent maints passages de son texte. Quant au fond de l’ouvrage, on excusera les quelques traits hagiographiques envers son condisciple et ami. On décèle aussi un plaidoyer pro domo parfois polémique. Plus de quarante ans après les évènements, la blessure à l’œuvre gâtée est encore vive. Il reste que l’hommage est amplement mérité.
Cette biographie constitue un document historique de premier ordre sur les difficultés du « développement » – durable ou moins – en train de sombrer dans une mondialisation désordonnée sous « sa majesté Finance ». L’Oubangui-Chari fut surnommé la « Cendrillon » des colonies françaises. Cette Cendrillon resta pauvrette près de ses cendres. Qui fut sa bonne sorcière ? Ou sa méchante reine ? Le prince lui fit défaut. Nous l’avons servie et aussi aimée. Nous la voyons aujourd’hui souillée, violentée, violée et ravagée. Ce n’est plus Cendrillon, mais « Jeanne au Bûcher » devenue.

Pierre Vidal, chercheur en anthropologie (ethnologie, archéologie, histoire) de 1959 à 1993 en République centrafricaine.


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